En tournée depuis Amsterdam et Bruges, le trio britannique (Trevor Watts, Veryan Weston, Jamie Harris) a rejoint le sud-ouest par étapes pour achever son périple avec trois dates à Bordeaux, en Charente et Charente-maritime. Loin du cirque des tourneurs, c’était un rallye des cœurs, modeste mais triomphal qui a recueilli partout une adhésion enthousiaste et s’est conclu sur la standing ovation d’un public nourri dans un hameau perdu dans un marais.
[Photos © J.-Y. Molinari]
Recueilli auprès d’un étudiant de Licence1 de musicologie à l’université de Bordeaux-Montaigne, Laurent Besse, son témoignage de la première soirée bordelaise du 30 mai est précieux : son enthousiasme est le juste retour de l’énergie communicative dispensée par ce trio inespéré de vétérans de l’improvisation à l’anglaise.
Eternal Triangle
C’est en ce jour du 30 mai 2025 écrasé par la chaleur moite de cette fin de journée qu’a eu lieu, dans la petite salle de l’Impromptu cours de la Marne, tout près de la place de la Victoire, le concert du groupe Eternal Triangle. Nous étions à peine une vingtaine à écouter cette prestation remarquable de ces monstres du Free Jazz et de l’improvisation libre que sont Trevor Watts (saxophones alto et soprano), Veryan Weston (clavier Nord Stage) et Jamie Harris (percussions). Un triangle qui en son sein nous offrait douze morceaux reflétant tout l’éventail d’un voyage musical qui devait nous amener à côtoyer les paysages d’une musique aussi éclectique qu’inattendue.
D’après Jamie Harris, il est important de noter que cette formation date de l’après-Covid. L’échange entre de ces trois musiciens dispense un son que l’on peut réellement nommer « contemporain », visage d’un temps qui chargé d’une certaine gravité nous invite à entendre l’écho d’un je ne sais quoi d’actuel.
Le titre de certains morceaux comme Gravity, Organics, Afroism, Mystery, Convergence, montre la volonté de nous faire entendre un Jazz qui n’a rien de passéiste.
Bien qu’issue de pionniers l’improvisation libre, chaque morceau est suprêmement composé. Écrits par Trevor Watts et orchestrés par l’ensemble du trio, il s’agit là de compositions de sept minutes maximum, une durée propre à porter une attention particulière, généreuse et précise, sur ce qu’il en est du ici et maintenant.
Car il est bien question de temporalité, la tenue rythmique de Jamie Harris, qui, à ses dires, privilégie la frappe des congas, ou d’autres instruments comme le djembé et la darbouka. Il propose par son incroyable vélocité un groove entêtant qui par sa régularité nous scotche sans jamais nous lâcher, maintenant dans les tréfonds de chacun l’exaltation d’une transe obsédante et tenace.
Mais tout n’est pas fait d’un même moule et à l’instar d’une intrigue cinématographique, cette formation nous raconte quelque chose ; offrant à chacun la possibilité d’imaginer son propre scénario.
Les référents sont nombreux. À l’écoute, chaque morceau évoque une émotion particulière, ici les harmonies cosmiques de John Coltrane, là, la vibration enflammée et revendicatrice de l’Afrique de Fela Kuti, ici, les accents émancipateurs de la fusion du fameux album Bitches Brew de Miles Davis, parfois le phrasé endiablé et les couleurs bariolées Free Jazz de Sun Ra, mais aussi et certainement, à l’instar d’Edward Simon, l’exploration mouvante des polyrythmies afro-cubaine et d’Amérique latine.
Nourri par les musiques du monde et une utilisation habile des harmonies, Trevor Watts, dans ce trio, nous invite aussi à cheminer dans des lieux où l’introspection est de mise… passant d’un souffle mélancolique ou d’une respiration contemplative au rythme déchaîné d’un espace urbain à l’étirement d’un temps apaisé et serein… Nous tenant en haleine, toujours sur le fil du rasoir, il nous invite à jouer de l’ambivalence de nos sens, soutenant sans compromis des couleurs musicales d’une envoûtante inventivité. Par son jeu, Trevor Watts sublime notre temps comme un caméléon, apprivoise sa diversité.
Mais ici rien de nostalgique, c’est au présent que se conjugue sa musique. Du haut de ses quatre-vingt-six ans cet artiste immense tisse aussi de son histoire la résonance d’un temps présent et à venir.
Rien n’est laissé au hasard, chaque thème proposé et écrit par Trevor Watts qui signe toutes les compositions, ouvre le bal à des sensations singulières. Cousu d’un fil d’or, le son qui émane de ses saxophones se révèle à nos oreilles comme un chant venu des profondeurs, vibrant à l’écho d’un passé, contenant à lui seul l’histoire d’un Jazz qui n’a eu de cesse de se réinventer. Son jeu au saxophone alto et soprano est d’une merveilleuse richesse sonore, nourrie par une plasticité fabuleuse, une exploration approfondie des harmonies et des dissonances et une capacité à créer un matériau mélodique en jonglant avec les modes les plus complexes et les signatures rythmiques les plus intemporelles.
En quoi ses compositions sont bien servies par Veryan Weston. Si de cet ensemble architectural Trevor Watts est le concepteur, Veryan Weston, lui, fait figure d’ingénieur. Par la tenue de son jeu, il constitue le soutien qui permet au bâti de tenir en place et de perdurer dans le temps : sans fondation, pas d’architecture. En ce sens, le jeu de ces deux artistes est complémentaire. Que ce soit du point de vue rythmique ou harmonique, c’est au travers de l’inventivité structurelle de Veryan que se met en place un dialogue musical et que se structure l’organigramme de l’ensemble.
[ill. © B. Andruccioli]
De fait, dans ce triangle équilatéral qui se veut éternel, il est important de saisir la ligne mélodique et rythmique apporté par Veryan Weston. Vieux compagnon de route de Trevor Watts, c’est dès 1970 qu’ils jouent ensemble, marquant à d’autres époques par leurs empreintes personnelles la musique improvisée européenne. Il va sans dire que ces deux là t appris à s’écouter ! Exploitant les diverses possibilités du clavier Nord Stage, Veryan Weston tresse le lien qui lie ce trio.
Tissant d’un droit-fil de la main gauche une walking bass soutenant avec une implacable régularité la structure rythmique, Veryan propose avec sa main droite, un jeu répondant aux voix harmoniques des mélodies de Trevor Watts et propose un lieu où l’harmonie et le rythme se conjuguent. D’une inventivité prolifique, jouant de nappes sonores et des différents sons du Nord Stage, Veryan Weston apporte à l’ensemble du groupe une dimension expérimentale et contemporaine bien à lui. Faisant référence à sa connaissance de l’improvisation libre, de la musique concrète, électroacoustique, nous remémorant la patte exhaustive du mouvement Fluxus, Veryan brode ainsi un jeu harmonique et rythmique d’une grande complexité, discret, mais bien présent.
Si il est intéressant d’écouter cette formation sur CD, il est préférable de voir ce trio en concert. Car il s’agit là d’une musique vivante qui s’apprécie en temps réel. Chaque moment est unique, la puissance du jeu prend aussi toute sa dimension sensible avec la présence du public.
Créant un univers sonore intime, le trio s’adapte aux contraintes spatiales afin de sublimer leur jeu. L’acoustique de la salle a aussi son importance. Dans le cadre de l’Impromptu, les musiciens ont préféré ne pas être sonorisés, le Nord Stage excepté bien sûr qui, lui, nécessite une amplification. Mais cette amplification permet aussi de bien dissocier les rôles respectifs de l’instrument ; en l’occurrence sur deux amplis, un dédié à la main gauche et l’autre à la main droite. Chaque ampli étant positionné à différents endroits de l’espace scénique afin de dissocier le rôle que joue les différentes parties du clavier.
Le fait de ne pas avoir usé de sonorisation, donne à chaque instrument une puissance brute, mettant en évidence l’énergie du jeu des musiciens, et contribuant à entendre la puissance intransigeante que dégage l’ensemble du groupe, mais aussi l’originalité des échanges musicaux qui s’exécutent en un jeu souple tridimensionnel sur scène.
Il faut une écoute fine pour percevoir ce vocabulaire, certains éléments peuvent nous échapper. Mais il est aussi possible de se laisser bercer par l’exaltation délicieuse que procure cette musique vivante et libre, et oser une interprétation qui ne peut être que nourrissante.
Car c’est en ce soir du 30 mai 2025 au centre de cet Eternal Triangle que c’est tramé un jazz venant d’un horizon différent ouvrant les portes à un voyage, une altérité, qui pour un temps nous a rappelé aux biens faits d’une rencontre musical fortuite mais bien réelle. Dans ce lieu improbable qu’est l’Impromptu.
Laurent Besse
Le lendemain, à Angoulême (31 mai), le Bêta avait pris l’initiative d’inviter Didier Fréboeuf (piano) pour une première partie en solo. Idée excellente. Par son ouverture sur les musiques d’ailleurs, sa fine appréhension du lieu et du moment, son engagement et ses moyens, personne n’était mieux à même de proposer en puisant dans son propre répertoire d’impressionnants ostinatos et de judicieuses lignes de fuite propres à faire le lit des polyrythmies d’Eternal Triangle. Un bonheur pour l’oreille et l’esprit.
C’est en photo que Jean-Yves Molinari, présent au Bêta, a saisi quelques instants de fougue, partagés par un public tout différent drainé par ce lieu alternatif, nombre de jeunes moins informés sans doute mais aux réactions spontanées qui ne trompent pas. Puissent-elles être entendues et comprises par quelques responsables de programmation moins frileux que d’autres.
[Photos © J.-Y. Molinari]