Clélya Abraham, un scintillement d’étoiles
Dans le jardin du pré de Barre, à Saint-Rome-de-Tarn, Clélya Abraham ouvrait l’édition 2025 du Millau Jazz Festival. Entre ciel serein, sable et bel écrin de végétation, l’atmosphère était on ne peut plus propice à l’immersion dans l’univers que la jeune pianiste propose à l’heure de son deuxième album.
Si Atacama fait référence à une étendue désertique aride, l’invitation au voyage proposée en quartet pour ce projet est résolument tournée vers les étoiles. Si le jazz peut parfois avoir cette image de musique de club fermé, celui de Clélya dessine une ouverture sur la voute céleste, une rêverie nocturne comme a pu la dépeindre Vincent Van Gogh avec sa Nuit étoilée.
La pianiste et chanteuse revendique une approche très organique de la composition et du rythme, nourrie par des traditions et racines personnelles qu’elle travaille comme une danse et qui place l’improvisation sous le sceau de la spontanéité.
La force et tout l’intérêt du projet réside dans le fait que ce Clélya Abraham quartet ne “joue“ pas du “jazz”, au sens académique. Loin des carcans stéréotypés, sans jamais tomber dans la triste ostentation dont le genre musical fait trop souvent la démonstration, le quartet propose néanmoins une musique à la précision exigeante, à l’écriture serrée qui évite la dilution et le bavardage, tout en se voulant généreuse.
L’improvisation y est centrale, mais toujours collective, profondément à l’écoute.
Ce souci de connexion irrigue tout le quartet. Pas de démonstration. Pas de virtuosité mal placée, ce qui n’empêchera pas de saluer et souligner le jeu d’Ananda Brandão à la batterie et la créativité de Samuel F’Hima à la contre-basse assorties de pédales d’effets. Tout est au service de la musique, et du collectif. Le dialogue entre musiciens est fluide et attentif. « On a tous beaucoup étudié nos instruments, mais l’idée, c’est de faire corps », confie Clélya. L’exigence et la rigueur technique ne servent pas un ego, mais un ensemble vivant et décomplexé.
Il en ressort un sentiment de fluidité et de cohésion, une forme d’évidence toute en simplicité qui est le fruit d’une approche du jazz que l’on a plaisir écouter et à voir.
Les échanges de regards omniprésents articulent la partition, une approche qui semble ancrée dans le jazz tels que l’envisagent et le jouent les jeunes générations.
L’harmonie, la mélodie, accompagnées de ce chant intérieur qu’elle laisse parfois échapper en chantonnant sont une brise délicate qui vient envelopper l’audience – au sens propre du terme ce soir-là, pour des spectateurs dont les plus chanceux situés au plus près du Lévéjac, auront pu bénéficier d’une touche de magie inattendue irriguée par le murmure du ruisseau, comme un fil d’Ariane de l’Aveyron jusqu’à Orion.
Tandis que Clelya et son piano racontait/dessinait/peignait l’intime, la contre-basse colorait les contours de la rive, la batterie jaillissait comme l’eau au contact des rochers et la guitare nourrissait le courant d’un ruisseau devenant rivière au fil du set.
Ce soir-là, les grillons se mêlaient aux notes, le ruisseau glissait entre les accords, et le murmure du jazz soignait l’humain. On pense à l’aridité de certaines régions d’Atacama où les rivières apparaissent et disparaissent au fil des saisons et la fonte des neiges, la musique devient cartographe du climat, un remède de l’imaginaire aux dérèglements climatiques et autres.
L’héritage apaisé de Camilla George
Membre éminente de la nouvelle génération du jazz britannique, loin d’un folklorisme figé, Camilla George propose une exploration vivante, et généreuse du jazz, avec la volonté affichée d’y intégrer mais, devrait-on dire, réintégrer la valeur de racines plus lointaines et profondes qui débouchent sur ses propositions discographiques à la fois contemporaines et modernes, originales et originelles.
Si l’artiste accepte l’héritage afrobeat de son Nigeria natal, elle souligne avoir très tôt voulu y associer également un héritage grenadien.
À ce croisement de cultures, il faut ajouter son parcours dès le plus jeune âge dans le melting-pot qu’est la sphère musicale londonienne, toutes esthétiques confondues. Si le Nigeria que convoque Camilla George est moins celui de Fela que celui plus traditionnel de la tribu Ibibio – source d’inspiration affichée et mise en avant par le titre de son dernier album en date -, il faut noter que l’ « Île aux épices » de ses racines paternelles est elle-aussi un ferment de créolitude par un métissage culturel baigné d’une Histoire complexe.
L’Histoire, les légendes et les rythmes de ces inspirations, passées au prisme du jazz, entre tradition et modernité, donnent à sa musique toute sa profondeur narrative.
« J’ai toujours été intéressée par l’utilisation de ce genre de choses avec ma sensibilité au jazz, en termes de composition et d’interprétation (…) Dès les débuts de mon groupe, je savais que j’aimais écrire de la musique, en particulier pour refléter mon héritage nigérien et mon héritage grenadien », confie-t-elle.
« Londres est (effectivement) un melting-pot, car c’est une ville où les gens viennent de partout dans le monde, et c’est ce qui est fantastique.
Je pense qu’en ce sens, c’était le lieu idéal pour (tous ces groupes) qui mélangent leur héritage avec la sensibilité au jazz », ajoute-t-elle.
« Comme pour tout, il y a toujours des difficultés. Je pense que, avant le boom de la scène jazz américaine, c’était assez difficile de faire de la musique comme je la fais.
« Mais je pense que l’explosion d’artistes comme le Ezra Collective, Shabaka (Hutchings) (…) (Nubya Garcia – connus pour être, tous et toutes, des Tomorrow’s Warriors alumni comme Camilla George) (…) créé un moyen pour nous d’écrire et de faire de la musique qui reflètent différents héritages et différentes cultures.
La formation présente sur scène au 3e soir du Millau Jazz festival reflétait une écriture fluide, apaisée, avec la présence vocale entre murmures mélodiques et vocalises chantonnées de Renato Paris, comme avec le soutien rythmique de la contrebasse de Jihad Darwish (plutôt que sa basse électrique car personnellement décalant trop vers le ‘jazz rock’), mais sans oublier la palette et qualité de jeu de Rod Youngs qui, pour notre plus grand plaisir, sait être tout, sauf démonstratif. Si on devait – de manière outrageusement réductive- se limiter à ne citer que le fait que le natif de Washington DC aujourd’hui basé à Londres, a accompagné à un certain moment un certain Gil Scott-Heron, cela suffirait à souligner toute la pertinence de le voir sur scène avec Camilla George, en terme de cohérence avec ce qu’elle propose et dont la modernité rejoint l’héritage d’une certaine scène américaine à l’époque où celle-ci avait également la volonté de s’inscrire à la fois dans l’héritage et une innovation, peut-être aussi motivée à l’époque par une énergie sociale contestataire (souvenons-nous de The Last Poets et de leur cercle créatif).
A ce sujet, l’expérience live de ce soir-là, qui proposait un tour d’horizon de l’univers créatif de la saxophoniste, malheureusement sans la facette et passerelle vers le rap proposées par Sanity sur l’album Ibio-Ibio, avait de quoi rappeler l’apaisement du « Live in Paris 1974 » d’Archie Shepp et la version de « Things have to change ». Il sera peut-être aussi pertinent de citer en référence « Seeds from from the underground » de l’album du même nom (2012) de Kenny Garrett, dont Camilla George avoue être une fan absolue.
« C’est un de mes idoles, en tant que musicien autant que chanteur. J’essaye de m’en inspirer en termes de style de composition, parce qu’il écrit des chansons tellement intenses ! Ce sont des chansons que les gens chantent, certaines de ces chansons sont comme des berceuses (…) ces chansons quand vous les analysez, elles sont parfois très complexes harmoniquement, ou pas aussi simples qu’elles ne le semblent, mais elles sont accessibles pour l’audience » détaille-t-elle des étincelles dans les yeux.
« Je pense que pour moi, c’est toujours été la chose qui m’a intéressée (…) ce que l’on peut apporter à l’audience. Donc, quand je reçois des commentaires (…) de personnes qui disent que la musique leir a fait ressentir ceci ou cela (…) c’est vraiment le but.
« Je ne veux pas écrire de la musique juste pour les musiciens, pour montrer à quel point nous sommes doués, que nous avons écrit des chansons très compliquées. Je veux écrire de la musique que l’audience puisse ressentir, que les gens puissent ressentir les émotions qui sont là, dans la partition. Je pense que c’est vraiment le but. »
Et donc ce soir-là à Millau, le public a pu voir et entendre son saxophone alto chanter, danser, raconter des histoires, dans une écriture fine et intelligente, portée par un groupe soudé. La richesse rythmique, la présence du groove, des structures chaloupées au service d’un jazz à la fois fluide, complexe et habité. Une musique qui se danse intérieurement, sans jamais sacrifier l’exigence de l’écriture.
Léa Cuny-Bret, un jazz d’atmosphères sans frontières
Le jeudi 17 juillet 2025 à 18h, dans les Jardins de la Mairie de Millau, Léa Cuny‑Bret a offert une performance en plein air à l’intersection du jazz contemporain, de l’expérimentation et de l’électronique. Devant un public attentif et conquis, elle a décliné avec Franzie Rivière, aux machines, un set tout en douceur puisant dans le jazz modal.
Point ici d’incursion dans le blackjazz auquel ses recherches musicologiques l’associent, mais une prestation parfaitement calibrée pour une audience grand public qui sera forcément repartie avec une connaissance plus large de l’univers des possibles sous l’étiquette parfois réductrice associée à l’idée de ‘jazz’.
Experimental ou contemporain au sens académique ou emphatique du terme ? Pas forcément.
L’approche de la composition et l’incursion dans la sphère des musiques électroniques est subtile, nuancée, sans jamais prendre le dessus, pour mieux se placer au service des émotions et souligner ou amplifier atmosphères. Selon les titres, le duo Léa Cuny-Bret / Franzie Rivière construisent, développent ou font voyager le spectateur dans des univers sonores fractals. Le mix analogique et numérique parvient à donner naissance à une matière vivante. L’extension de la grammaire sonore aux bruits de clés et à l’intégration du souffle à l’arc narratif ouvre des horizons mélodiques prenant ses distances avec la froideur de soli trop démonstratifs.
L’ombrage du jardin où se produisait ce jour-là la jeune lauréate du dispositif Occijazz 2024 proposait, avec sa gamme de verts profonds, un écrin de caractère pour ces déambulations mélodiques tournant autour du bleu, agrémentées par moments de notes orphelines venant ajouter quelques étincelles qui ont accroché un public venu curieux et en nombre pour cette invitation à franchir le seuil de territoires sonores moins conventionnels.
L’ouverture d’esprit passe par le fait de sortir des sentiers battus du mainstream mais reste impossible sans ce genre d’occasions de découvrir et d’être confronté à l’audace artistique. Le grand public ne risque pas de découvrir et s’initier à ce type d’audaces si personne ne prend le parti d’en faire la proposition. C’est ce que le festival millavois s’emploie à faire depuis plusieurs années. Les jeunes enfants aux premiers rangs leur diront merci dans leur parcours d’éveil musical même s’ils ne l’auront peut-être pas entendu de cette manière.
Nonobstant, la persistance rétinienne et auditive, il y a fort à parier que le set de Léa Cuny-Bret et Franzie Rivière aura – à n’en pas douter – ramené la curiosité au cœur de l’expérience d’un concert, ouvert certaines portes de la perception, repoussé certaines frontières, sans jamais sacrifier l’exigence et l’écoute – sur scène comme dans le public.
Patrice Mancino, textes et photos