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"World is a blues"

Kristoff K. Roll avec Jean-Michel Espitallier

Kristoff K. Roll : Carole Rieussec (electr., samples, micros, theremin, gobelets, vcl), J-Kristoff Camps (g, kabosy, tuyaux, boîte à cigares, ressort, samples, electr., vcl), Jean-Michel Espitallier (poèmes, perc., vcl), Anne Kawala (texte, vcl), Patrice Soletti (g), Marc Siffert (b, elb), Claire Bergerault (vcl), Daunik Lazro (bars), Christian Pruvost (tp), Sébastien Cirotteau (tp samples), Bertrand Denzler (ts samples), Deborah Walker (vcelle samples), Touski (karkabous, cymbales), et les voix de Babak, Janine, Ali,  Bedur, Santi, Aram, Abu Algasim. Amadou, Adebola. Enr. À Calais, Saint-Nazaire, Ivry-sur-Seine, Sète, 2021.

Mazeto Square

Date de sortie: 10/03/2022

World is a blues, aux apparences d’un livre-disque, n’est ni un livre ni un disque mais un work in progress, une œuvre ouverte dont cet objet n’est qu’un état, lui-même composé de pièces diversement prélevées lors de performances ici ou là, de Calais à Saint-Nazaire, à Sète ou Ivry-sur-Seine. Dix-huit pièces et 100 pages donnent certes un aperçu assez complet de ce travail pour qu’on puisse s’en faire mieux qu’une idée, mais lorsque l’on a pris la mesure de sa plasticité – puisque au gré de ses présentations publiques, il accueille de nouvelles rencontres qui l’enrichissent et le déportent –, sa vraie dimension apparaît, d’une portée que ne sauraient tout à fait contenir ces deux disques et ces pages nombreuses.

Le sous-titre – « Blues électroacoustiques. Hommage aux exilé.es » – pour peu qu’on l’épelle mot à mot livre toutes les directions selon lesquelles aborder ce projet. Commençons par la fin.

L’exil devient la condition présente et promise à une population croissante de par le monde, et pour toute sorte de raisons qui ne sont pas réductibles aux guerres les plus spectaculaires, ou plutôt : nous sommes les témoins de l’extension vertigineuses des « théâtres de la guerre », ainsi que l’on disait au temps où l’on pouvait l’observer depuis les baignoires du balcon. Débordant de la scène, elle est désormais partout, ouverte et meurtrière comme on sait, mais aussi fardée, travestie, et même silencieuse – c’est celle de la « Pauvreté à cause de l’argent », ainsi que la résume Espitallier à partir des propos de Santi, réfugiée comorienne. Le nombre des exilés excède celui des réfugiés, mais c’est surtout de ceux-ci qu’il est question[1], les femmes étant parmi eux doublement distinguées puisque doublement exilées, jusque dans la langue qu’un maniérisme moderne tient à souligner lourdement par l’invention de l’« orthographe inclusive ». Ainsi trouvera-t-on, parmi ceux des Syriens, Iraniens, Soudanais, Pakistanais ou Kurdes, le témoignage de Janine, ayant fui les Ardennes en 1940.

Mais un « hommage » assume une position différente de celle de témoins directs. Si leur voix est là, enregistrée, reportée dans leur langue, les écrivains convoqués, les musiciens enrôlés, parfois simplement échantillonnés, le travail surtout de sélection, de montage, puis de mise en œuvre de tous ces matériaux, superposés, mis en plans, en résonance, voix, ambiance, bref, tout ce dont Kristoff K. Roll a composé depuis toujours le miroir brisé avec lequel court-circuiter les faux-semblants de la réalité, forcer doucement ses jointures aux fins d’y débusquer le bernard-l’ermite du réel : tout cela fait œuvre. Tous les cambrioleurs le savent : avant de parvenir au coffre, dont la combinaison s’offre à l’oreille, en douceur et avec tact, il faut parfois ouvrir des portes au pied de biche. Écoute et doigté. Gentlemen-cambrioleurs, les Kristoff K. Roll rendent ce qu’ils volent, avec supplément : ils ont – horresco referens ! – créé de la valeur. « Les artistes créent », écrit Marie-Charlotte Biais, dans sa préface claire et nette, et l’affirmer est une position éthique[2]. Laquelle engage une pratique. Dans celle des Kristoff K. Roll, la question du choix se pose à tous les niveaux. Le premier, fondamental, est celui du blues.

« Blues électro-acoustique », est-il dit. Et du blues, c’en est d’abord la littéralité : la première pièce convoque le riff de guitare, sa boucle, et le train : tout le blues. La misère, l’errance et ce qui s’ensuit. Le ballottement, le ressac, le bercement sont autant de schèmes qui peu à peu, de pièce en pièce, recourent à d’autres moyens instrumentaux pour se développer par une sorte de morphing. Des transformations qui sont des transpositions, des transports, des translations dans lesquelles le blues dissémine, s’actualise sans perdre le lien à ses origines. Ce morphing agit à tous les niveaux, puisque la matière brute des témoignages se trouve passer d’une langue à l’autre, d’une voix à une autre, également reprise, également bouclée sur des anaphores par Espitallier, cahotée dans le texte d’Anne Kawala. Poèmes ou témoignages, ethos du blues, brouhaha de la vie concrète que l’analyse stratifierait se mêlent en réarmant la petite mythologie du blues d’une charge contemporaine d’inadmissible, de l’esclavage à l’exil forcé. Son champ élargi accueille aussi bien la ritournelle de la chanson[3] que des percées de flamenco[4], son homologue d’ici. Ainsi entend-on les cris de Daunik Lazro comme celui des field hollers, ainsi l’horizon du blues se prolonge-t-il jusqu’à la simple pulsation de la basse au moment de l’échouage sur la dernière plage ; l’« universalité » du blues trouve à se vérifier, de la manière la plus organique qui soit, non par un subtil tuilage légèrement roublard mais bien avec couture apparente en laquelle se manifeste la continuité plus profonde d’une pensée.

Or le blues c’est, dans le temps qu’il l’exprime, le surmontement de l’affliction, « l’espoir obstiné des vies qui se sauvent » comme le dit Marie-Charlotte Biais. C’est donc au sens plein que cet hommage aux exilé.es poursuit le destin du blues, celui de relever. Ce que peuvent, d’où ils sont, autant que durera ce projet, les Kristoff K. Roll avec World is a blues.

Philippe Alen


[1]C’est aussi sur la question des réfugiés, sans-papiers, qu’ont œuvré Violaine Schwartz et Dominique Pifarély : voir notre compte rendu de leur concert aux Rencontres d’Archipels.

[2]Kristoff K. Roll : « Nous parlons depuis notre territoire sonore », p. 23.

[3]Par exemple dans Dans ce même fleuve, ou Santi, les petits bateaux.

[4]Abu Algasim, Fire on the water.

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