Luz 2025 [1/4] « Graves »

Jazz à Luz #34 du 10-13 juillet 2025

« Musique (…). Trajets et passages,
rien de mieux pour exprimer une attitude. »
Henri Michaux

Tous les fidèles ne s’arrêtent pas à Lourdes. Certains poursuivent au-delà jusqu’à Luz dont ils espèrent tout autant miracles et révélations. On s’y rend sans autre certitude que d’y retrouver des amis, s’en faire de nouveaux, prendre en défaut ses certitudes et partager les découvertes d’une curiosité en éveil, une denrée devenue rare.

En altitude, la musique se présente comme la météo, incertaine et changeante. Rien n’est sûr, et il faut prendre les choses comme elles viennent. En quoi Jazz à Luz, « festival d’altitude », est aussi un festival d’attitude (la bonne). C’est un lieu où, au cours des années, les accommodements nécessaires n’ont pas eu raison de l’âme, demeurée intacte. Et si des glissements ont opéré, qui ont cette année chassé le free jazz et globalement pris le vent de la tendance la plus « rock » de l’improvisation, c’est en esquissant toutefois un pas en arrière par rapport aux années où la Noise était de rigueur aux heures tardives à la Maison de la Vallée.

Jean-Pierre Layrac et Karine Peignaud

Jazz à Luz #34 – Luz-Saint-Sauveur, 10 juillet 2025

Graves

La composante occitane était à l’affiche dès le concert inaugural, avec Le Yuzu, un quintet toulousain à la formation originale. Deux chanteuses doublent l’une à la trompette (Anaïs André-Cartini), l’autre à la flûte et à la clarinette (Héloïse Bisseau), un baryton (Piero Lévy) dévolu aux chorus sur l’ossature fournie par un saxophone basse (Marc Maffiolo) et une batterie (Alex Piques), le tout sur des compositions multiformes, généralement au format « chanson ». Sur des lignes de basse et des pompes pulsées, soufflées par cette pesante tuyauterie, on croisera un peu de tout : une clownerie, une fanfare syncopée, une marche, de la biguine, des accents klezmer. L’ampleur du cadre et la chaleur ambiante auront un peu écrasé une prestation aux aspects composites, à l’épellation et à la lourdeur assumée de formes volontiers écartelées. Dans la vaste arène des montagnes environnantes, l’espace inhérent à la musique semblait un peu vacant. Celle-ci partait en morceaux faute d’une tension suffisante et les intentions, lisibles, peinaient à trouver leur sonnante contrepartie. Le soir même, la nuit tombée, en version acoustique et après le cyclone renversant de l’Orchestre 2035, il en alla tout autrement. Le même répertoire reprit vie. La sonorisation de l’après-midi, sans être offensante, avait pourtant creusé, sournoisement, un vide interstitiel entre les instruments. Avec un simple repiquage des voix, un équilibre naturel retrouvé rétablit la circulation. Ce vide artificiel redevenu le tissu conjonctif de la musique, celle-ci retrouvait sa vraie nature.

Photo: Ph. Alen

Pour le premier concert du soir sous le grand chapiteau, l’espace fut divisé en deux : une zone pour ceux qui écoutent, l’autre pour « ceux qui dansent », ce qui, outre la sanction d’un éternel divorce, peut présager toute sorte d’apocalypse. Ce qui s’ensuivit répondit peu ou prou à la description qu’en faisait le programme : « transcender les esthétiques » en faisant « mijoter musique répétitive et disco version free ». Les treize musiciens composant l’Orchestre 2035 déboulèrent tous masqués de cagoules sommaires, tricotées, de torchons déchirés façon zombie ou façon Matching Mole et, dans un nuage de fumigènes, se lancèrent progressivement en tutti sur une seule note, triturée, malaxée longuement staccato au gré d’une succession de riffs, sautant, dansant, couchés, debout, le tout formant un magma lentement évolutif. On lâcha la volière des vents qui pépièrent à découvert un moment pour une pause surprenante au milieu de ce déchaînement rythmique puissamment assené et hardiment découpé. Une tenue des clarinettes et saxophones amorça un changement de rythme, alors un nouveau riff reprit de plus belle le cours de cette orgie sonore jusqu’à s’arrêter brutalement sur un signe. L’aménagement d’un instant littéralement panique préluda à la reprise d’un climat lourd et joyeux sur un chant délibérément hurlé. La salle s’était alors plus ou moins conformée aux théorèmes d’une sociologie de comptoir, les « jeunes » ingambes mais présumés sourds d’un côté, les « vieux » plus soucieux de nuances, mais appareillés ou en voie de l’être de l’autre. Alors, contre toute attente, on fit asseoir d’un nouveau geste tout aussi éloquent les gigoteurs qui obéirent docilement. Les claviers dispensèrent un long point d’orgue qu’en d’autres temps on eût qualifié de « planant ». Et ce fut l’apaisement général, tant sur scène qu’au parterre, la clarinette sauteuse s’étendit sur un coude comme une odalisque du biniou et, dans la fumée, on eût dit la grande scène du sommeil d’un opéra baroque. Quand on se releva on était admiratif du mélange magistralement composé de foutoir débridé et de discipline obtenue de chaque côté de la rampe. Du grain à moudre pour la susdite sociologie. Tenir telle distance sur la métamorphose d’un simple riff et de notes uniques sans laisser retomber un instant l’excitation générée relève d’une science. Il faut pour cela, à l’inverse des apparences, de l’audace à proportion de l’imagination qu’elle sert1. Un intermède strictement percussif, un peu d’auto tuning qui, pour une fois, paraissait à sa place sur un rythme de berceuse et un final relevé. Autant dire que retrouver ensuite Le Yuzu en version acoustique n’était pas un cadeau. On a vu comment ce contraste maximal leur fut avantageux.


À minuit, cette journée s’achevait comme elle avait commencé : grave. Nul besoin d’en faire des tonnes : avec [Na], saxophone et guitare déclinent tous deux la voix de baryton (respectivement, Rémi Psaume – qui double aussi à l’alto – et Raphaël Szöllösy). Fermement appuyés sur la batterie de Selma Namata Doyen, droite, impassible, sculpturale derrière ses fûts, ils libèrent un son épais, compact, puissant et direct : « frontal », dit-on. Sans fioritures certes, ni bestialité cependant. Les compositions simples sont jouées simplement, et cela paye. C’est que l’énergie dégagée ne cherche pas à esbaudir : elle est là, simplement. Et le drumming presque hiératique, aux roulements cristallins partis du coude et animés des poignets sans, dirait-on, solliciter les épaules ni moins encore déranger un cheveu d’une coupe pixie image parfaitement ce mélange d’énergie dévastatrice et de tenue rigoureuse. Oserait-on d’un jansénisme punk ? C’est en tout cas ce qui ressort d’un set qui a répandu le feu sur la glace. Avec Persévérance suivi d’Insight, une chanson des Dead Kennedys, la messe était dite. Une batterie crépitante, une guitare saturant l’espace, un baryton effilé capable d’emportements rageurs à la charge expressionniste retenue par la longe d’une impeccable clarté d’émission. De même, la guitare baryton fait merveille en alternant saturation et résonances creuses du plus bel effet, ainsi qu’il en est dans de calmes passages aux fluctuations aquatiques et au débouché éthiopien qui ramène à l’une des inspirations avouées de [Na], l’éthio-jazz ramené par The Ex sous leurs tumultueuses latitudes. C’était ainsi le premier point d’un des fils rouges qui sous-tendait la programmation de Jazz à Luz, traversée de part en part par la présence disséminée de membres de The Ex jusqu’à leur réunion au point d’orgue.


Philippe Alen, textes et photos vignette et Yuzu
Jean-Yves Molinari, photos Orchestre 2035
Bernard Andruccioli, photos [Na]
Yann Causse, Interviews

1Et des moyens. Les parcours individuels des musiciens qui composent l’Orchestre 2035 expliquent en partie cet alliage. Orchestre 2035 : Jérôme Fouquet (tp), Daphné Jaquet (cl), Léa Ciechelski, Basile Naudet (as), Théo Nguyen duc Long (ts), Thomas Zielinski (g, vcl), Victor Aubert, Louis Prado (b), Alexandre du Closel (synth), Luca Ventimiglia (électr.), Augustin Bette, Benoit Joblot (dms), Julien Catherine (perc.) + Elvire Chesneau (régie son).

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