Jazz à Luz #34 – Luz-Saint-Sauveur, 12 juillet 2025
Sagesse des bols, folie des courges
Car d’élévation, il serait question le lendemain, à 1700m exactement. Les incertitudes météorologiques avaient pourtant eu raison, après de valeureuses hésitations, de la randonnée prévue vers une cabane de berger où léviter encore sur les ondes dispensées par Katherina Bornefeld (bols chantants) en un solo intitulé Angeltalk1. Rabattus sur une mezzanine à l’intérieur de la station, le cercle des montagnes était tout de même présent au-delà des larges baies qui servaient de fond de scène. Quelques mots d’introduction invitaient à « recevoir ce qui se présente, ce qui veut être joué », un principe d’écoute qui valait aussi bien pour la musicienne que pour les auditeurs en les plaçant sur un même axe. L’extension d’une pratique thérapeutique en vis-à-vis à une situation de concert ne va pas de soi, même si l’on peut placer les deux situations en continuité puisqu’il s’agit soit de rétablir un équilibre, soit d’objectiver ce qui pourra être reçu comme une structure, quand bien même elle serait « ouverte ». La progression d’un bol à l’autre, partant des grands saladiers de cristal aux petits bols métalliques – leur conception reposant elle-même sur une homologie de structure entre le corps et l’alliage des métaux qui les composent –, frottés, frappés, par un, par deux, par trois, le recours à ces cloches, au gong, sollicité en toutes ses régions pour faire monter des voix profondes ou obtenir des résonances accordées aux points cardinaux, tout ce cheminement tranquille pouvait faire écho en ce cadre au pas mesuré des vaches paissant au loin, à la course des nuages et, pourquoi pas, à la pousse de l’herbe, voire à l’érosion millénaire des pentes, leur écoulement immobile puisque c’est, au travers de la musicienne, la Nature qui s’épanche2. Enfin – merveille ! –, en convoquant la mer au sommet des montagnes, le ressac d’un « ocean drum » unifiera pour finir la physique du son, particulièrement mise en évidence par ces instruments, l’imaginaire qu’il suscite et la ténébreuse Histoire de la Terre en ce lieu.
Toujours à l’intérieur, mais en deux grands espaces, contigus mais perpendiculaires, un dialogue qui eût dû rejoindre dans le vaste théâtre de ces pâtures son lieu naturel, puisa dans cette curieuse configuration les ressources nécessaires pour transposer son théâtre et sa dramaturgie. Christian Pruvost et Patrick Charbonnier (cors des Alpes), ensemble Joranima,invitaient Sacha Steurer (danse)à les rejoindre pour une performance aux présupposés assez éloignés de ceux de la veille. Ce que l’on peut imaginer de jeux d’inspiration-expirations, de vibrations où les lèvres faseillent en baisers montherlantesques, d’adjonction de prothèses (ballons et autres sourdines bricolées) eut bel et bien lieu. Mais il y eut davantage. Tirant parti de la curieuse distribution des lieux, Les musiciens ne nous privèrent pas des appels ni des échos lancés et reçus depuis un lieu qui, invisible pour l’auditeur rivé à sa chaise, restait mystérieux. On (Pruvost) tendit l’énorme corne au plafond, la fit racler le sol, osciller son pavillon à droite, à gauche. Il y eut des rencontres, côte à côte, face à face, dos à dos, en file indienne (avec des tuyaux de cinq mètres, cela relevait tant de l’haltérophilie que des jeux d’Interville…) Le son pouvait provenir de toute part et c’était l’essentiel. Quant à Sacha Steurer, elle fit comme la veille assaut d’imagination, offrant à ces imposantes raideurs la courbure de ses évolutions, ses vrilles, son tournoiement, mais s’en saisit aussi pour des exercices tenant du cheval d’arçon ou de la barre fixe (pour école de danse) auxquels elle donnait néanmoins un sens en les excédant. Comme la veille avec la contrebasse de David Chiesa, elle vint au contact des musiciens et de leurs instruments, à cheval, en cariatide, en figure de proue, en verseuse pour tirer d’une corne de brume une corne d’abondance.
L’endroit était bien choisi pour glisser entre ces deux concerts une première table ronde sur le thème de « L’environnement ». Il n’était pas tant question d’aborder la field music que de questionner les politiques touristique et d’« aménagement » du territoire qui avancent volontiers masquées derrière une politique culturelle éprise, dit-on, de démocratisation et leur compatibilité, qui de surcroît se voudrait généreuse et désintéressée. Florence Debove, bergère et autrice-illustratrice, passée par d’autres métiers qui lui ont permis d’en juger, a pointé avec pertinence la nécessité de prendre en compte le facteur essentiel du temps, celui que toutes les politiques pré-citées ignorent superbement. « Il faut dix ans, dit-elle, pour apprendre à lire une brebis ». « Adaptation » (respectueuse, s’entend) est le maître-mot. Aux bêtes, à la météo : les plantes sont en cela un modèle. Une jeune intervenante rendit à cela un écho lucide et passionné : « Pour notre génération dix ans c’est énorme, et en fait ça n’est rien. » Les musiciens de Double-pêche3 firent écho soulignant à quel point l’acclimatation de quatre jours en montagne ont fait fonction pour eux de crash-test. Anne Montaron évoqua Marc Namblard, guide audio-naturaliste, et son concept de « pulsation du paysage ». Dans le cadre d’une station de ski, comme celle de Luz-Ardiden, tout cela faisait sens, et dans celui d’un festival comme Jazz à Luz encore plus. Un responsable du Parc National résuma l’enjeu : « Maintenant, elle est là : on en fait quoi ? »
Le temps d’un dernier coup d’œil à ces versants restitués à la paix des pâtures, et l’on redescend à Luz où le Vespa Cougourdon Ourchestra semble avoir enflammé le Bar de l’Europe. Encore sous le charme des estives, on peut hésiter à plonger sans délai au cœur de cette fournaise dont un peu plus tard certains, moustachés au noir de bouchon, porteront les stigmates en parvenant au Forum pour assister au splendide set de Zea (elg, vcl) et Xavier Charles(cl). Mon premier n’est autre que Arnold de Boer, chanteur et guitariste de The Ex lorsque, à part soi, il défend sa langue frisonne, minoritaire et menacée (ce que revendique le choix de ce pseudonyme). Mieux, il l’illustre. Entre un Phil Minton qui chanterait bière en main I am an anarchist au comptoir d’un pub au rideau baissé et la ferveur plus intériorisée, granitique, d’un Joe Williamson, puissant et direct, presque sobre, d’une intensité relativement contenue, Zea conquiert à la première note4. Sa présence massive sert des textes qu’il commente chaque fois avec une conviction à son tour convaincante. Personnels ou empruntés, par exemple à Nelly Sachs, des poèmes forts, aux images drues en phase avec sa voix et son engagement. ses côtés, dans une formule originale, Xavier Charles insère chaque fois un commentaire à la fois épineux et feutré, hérissé, buissonnant, toujours boisé, une contrepartie de fricatives tour à tour douces et acidulées à des paroles appuyées comme les coups d’un boxeur – « like the hit in the stick of a drummer » (Wait for me). Sur body filled of promises, ce sont de subtiles variations sur un ostinato de guitare classique : bent notes, coups de langue, sons de clapets des tampons, le tout roulant enchevêtré comme des virevoltants dans le désert. Pour les vers magnifiques de Nelly Sachs, dans lesquels on imagine sans peine que Zea ait pu se reconnaître (« stranger always carries / his homeland in his arms » (Un étranger porte toujours / son pays natal dans ses bras »)5, la langue est rude, le chanté-parlé retenu et respectueux, la diction prenante. Le son de la clarinette s’effrite, la toile tissée s’effrange. I will die balance doucement sur le rythme d’une berceuse mélancolique ; mais quand la mort se concrétise (You are dead), empoignée la guitare électrique, l’agressivité revient, on ramassera, épars, des copeaux d’ébène. La clarinette se reconstituera dans la chanson suivante métamorphosée en shakuhachi (What shall we do with our bodies). Zea a connu de nombreux avatars ; à celui-ci, le plus dépouillé, il ne manque rien. Pour citer une nouvelle fois le poème de Nelly Sachs, « il se peut aussi / qu’il ait du feu sous ses semelles (« he might well have / fire under the soles of his feet »)6.
Séparé de ce duo masculin par la pause du repas du soir, un autre duo, féminin celui-là, s’évertua à mettre à distance les affects mobilisés par Zea. Biliana Voutchkova (v, vcl) et Susanna Santos Silva (tp) continrent leur intervention dans les limites étroites d’un trémolo soutenu de farfouillages dans les boyaux du violon qui se stabilisèrent autour d’une note longuement disséquée. Plus ou moins épaissie de son ombre, une descente dans le registre grave la rendit plus charnue. Sons soufflés, chatouillis, grattements, grincements agrémentés par des borborygmes, des bruits de bouche et de manducation chuchotés par la violoniste dans un micro fixé à son violon, lequel, amplifié, sonnait par moments comme une boîte de conserve, la composition d’une atmosphère se substituait à la construction de tout discours. Comme des ruines mises au jour par des archéologues zélés, le bis – une conversation tendant au bavardage – n’apporta pas une pierre à l’édifice qui pût en modifier sensiblement le sens : temple ou théâtre ? On s’interroge encore.
Une latitude donnée à l’interprétation à laquelle coupa court le Vespa Cougourdon Ourchestra. Quand débarquèrent en procession depuis le bas de la scène les douze histrions qui le composent (plus un preneur de son), il était clair que – sans savoir bien quoi – quelque chose allait se passer. Grimés, accoutrés comme des mendiants de Breughel, des bergers hongrois (l’homme comme son chien puli, l’un à l’image de l’autre), des vikings de Hollywood ou des yétis de Bollywood, tous armés de calebasses remontées par un Tinguely croisé de Dalí, se frayant un passage à la façon de flagellants de Buñuel, frénétiques à l’image des fidèles en transe d’une église baptiste, le ton était donné. Carnaval ou Mardi Gras, charivari médiéval, cérémonie burlesque, grand messe parodique, célébration des noces de la guêpe et de la courge ? Tout cela et le reste, à déterminer. Une fois montés sur scène, la dimension musicale portait à son point d’incandescence le déchaînement orgiaque qui près de deux heures durant allait se saisir d’une nuit de Luz. Piqués par les mouches de la vallée ? Cette troupe d’Occitans – Albigeois ou Toulousains qui n’ont rien de cathares – a fait de la guêpe (vespa) son idole et de la courge son (presque) unique instrument. En trompe, en clarine, en chalemie, en hélicon fantastique, en yabara ou chékéré version occitane, les ressources de cette étonnante cucurbitacée dépassent largement son usage culinaire ou ornemental et restent sous estimées. Avec un peu d’électricité, deux batteries, un pétadou… et beaucoup de savoir-faire (de luthier7, d’ethnologue, d’orchestrateur lecteur de Berlioz), augmenté d’une science de la fête qui excède de loin (sans l’exclure !) l’esprit fêtard, cela peut donner le Vespa Cougourdon Ourchestra. Le nombre de notes est limité, certes, mais arrangées ainsi, elles produisent largement de quoi alimenter des heures de folie collective. Et pour que la contagion s’étende, que cet ouragan ravageur maintienne sa pleine puissance, une robuste dramaturgie s’appuie sur un prédicateur-tchatcheur-harangueur survolté. Tous parcourent la scène, la traversent en dansant, sautant, soufflant, tapant, caressant énergiquement la tige de son pétadou (ailleurs appelé branle-bœuf). Prédicateur car il s’agit d’un culte ; harangueur car la foule est prise à partie, invitée à entrer dans la danse ou à se coucher quand vient l’heure d’un grand sommeil façon opéra baroque ; tchatcheur car l’Occitanie est en fond de scène et l’esprit des Fabulous Troubadours, langue aidant, n’est pas loin. D’une Afrique grotesque à une gasconnade effrénée, le monde des esprits et celui des fadas communiquent en une sarabande infernale et satirique qu’une joyeuse farandole entraînera dans la nuit. Luz n’est pas Hamelin, au lendemain on ne déplora aucune disparition.
Philippe Alen, textes
Jean-Yves Molinari, photos
Yann Causse, Interview
1Le titre d’un album enregistré pour le label de Thurston Moore, Ecstatic Peace.
2« Toutes mes questions trouvent leur réponse dans la nature » répond Katherina Bornefeld dans un entretien avec Richard Foster : https://thequietus.com/interviews/katherina-bornefeld-interview-the-ex/
3Seul groupe (un duo) qu’hélas nous n’avons pas pu entendre. Pour Double-vitrage, il ne s’est pas agi d’une impossibilité, ou bien d’un autre type : après une belle journée et son atterrissage en douceur, nous sommes restés de l’autre côté de la cloison.
4Des extraits de ce concert sont accessibles : https://www.youtube.com/watch?v=weedAguWvxo
5Trad. anglaise de Catherine Sommer.
6Arnold de Boer, pour qui ce poème compte beaucoup, le cite en conclusion d’un entretien en guise de derniers mots. On le trouvera dans Exode et métamorphose, (coll. Poésie/Gallimard) traduit (par Mireille Gansel.
7Consulter le site https://www.esgourde.com/ pour accéder à l’arrière plan sérieux de Vespa Cougourdon Ourchestra.