À Millau, le jazz ne s’appréhende pas en mode archiviste. Il se vit comme une expérience à ciel ouvert, sans regarder dans le rétroviseur. Pour sa 34e édition, du 15 au 19 juillet, le Millau Jazz Festival a réaffirmé avec éclat son goût de l’exploration avec une programmation exigeante et métissée, mettant à l’honneur des artistes qui, chacun à leur manière, réenchantent les langages du jazz.
« Programmer un festival, c’est faire des paris », confie Philippe Fayret, directeur du festival, membre de l’équipe artistique. « Des paris sur des artistes connus, d’autres à découvrir. Cette année, je pense qu’on a surpris quelques spectateurs — c’est un petit peu le but du festival. »
L’audace, à Millau, est un choix assumé. Philippe précise : « Tout ça est un savant équilibre, entre jusqu’où on peut aller dans l’audace et jusqu’où on peut aller la prise de risque financière. C’est un travail qu’on fait à l’année, c’est du cousu-main.
A propos de la fanfare du Grand Tabazu
« On savait qu’avec des artistes comme Jupiter & Okwess ont avait de grandes chances de faire le plein ici (aux Jardins de Sambucy) et de satisfaire un public large, ce qui nous permet à côté de ça d’aller sur des choses plus audacieuses », dit-il en référence à des propositions plus expérimentales, comme Léa Cuny-Bret ou In Spirit.
Le signal était clair dès la première soirée, avec Clélya Abraham. Son projet Atacama, comme le désert chilien qui l’inspire, est une invitation à lever les yeux vers le ciel, proposant une musique habitée et généreuse. Portée par un quartet d’exception, elle dessine une cartographie sensible où se croisent mémoire, lâcher-prise, voyage, et joie de jouer. diasporique, spiritualité créole
Autre révélation d’un jazz sans frontières, Camilla George. Venue de Londres avec Ibio-Ibio, hommage vibrant à ses racines familiales, elle fait dialoguer des esthétiques modernes et traditionnelles, tout en conservant des fondations aussi militantes que festives. Sa trajectoire, renforcée par ses lien avec l’incubateur Tomorrow’s Warriors, témoigne d’une génération afro-britannique qui déconstruit les canons du jazz tout en le magnifiant. Le lien avec la tradition militante du jazz est ici assumé, sans pesanteur : un groove conscient, mais dansant.
Dans une veine plus introspective, Léa Cuny-Bret, lauréate Occijazz 2024, explore l’intimité du son où le souffle devient matière – c’est tout le sens qu’elle donne à son EP Matter 2930, entre minimalisme musical, glitchs organiques et mélancolies électroniques. La proposition en duo saxophone/machines, à la frontière du concert et de l’installation sonore, où l’on pouvait entendre comme un écho de figures telles que Bendik Giske ou Colin Stetson — pour les aspects d’exploration intérieure, nocturne – a captivé son public, pour un set entre audace que délicatesse.
Offert en accès libre, ce concert reflétait un vrai parti pris.
Autre moment fort : la prestation du trio In Spirit, en hommage à Don Pullen. Le groupe ne cite pas, il incarne : énergie fragmentée et tension brute. Mouvant, fragmenté, organique, avec une énergie presque punk. Une liberté musicale sincère et vibrante, loin des standards du genre. « Ce n’était pas gagné d’avance », reconnaît Gérard Tanguy, président de l’association qui pilote le festival, qui se dit satisfait que le public ait accueilli le projet avec enthousiasme, faisant de la prestation du trio de Betty Hovette, Sébastien Bacquias et Fabien Duscombs un des grands moments du festival. « Il faut savoir prendre ce genre de risque. »
Ancré au fil des années dans une ambition qui le fait proposer des ponts entre musiques ouvertes, rares et/ou exigeantes, le festival, comme un fil conducteur, proposait donc son choix de musiques enracinées, libres, joyeusement complexes, où la virtuosité individuelle a plus souvent qu’à son tour laissé place à l’interaction, au souffle partagé, au collectif et au partage.
Sėlēnę
Clélya Abraham n’envisage pas les choses autrement : « Ça fait partie de mes valeurs, De ne pas être dans la démonstration, la performance pour la performance. Évidemment, on a étudié comme des fous nos instruments, mais pour moi, il faut que ce soit au service de la musique et pas autre chose. Pas d’ego (…) Si c’est des individualités et qu’on ne se connecte pas, ça n’a pas de sens. »
No(w) Beauty
« Effectivement, je suis tout à fait d’accord avec ça », dit pour sa part Philippe. « C’est intéressant comme démarche, comme réflexion que les artistes peuvent avoir aujourd’hui parce que, du coup, on n’est plus dans le ‘star system’, ça n’existe plus. Déjà, ça n’a jamais beaucoup existé en jazz et aujourd’hui c’est fini. Ils jouent tous dans quatre ou cinq projets différents, ils écrivent collectivement, ils composent, tous à plusieurs mains. La richesse elle est là, c’est une nouvelle génération avec cette idée de pouvoir créer ensemble. »
Yaron Herman
Gérard en veut pour exemple également Louis Matute, jeune guitariste qui « ne se met pas vraiment en avant même s’il en a largement les capacités mais tout est pour le collectif. »
Une richesse confirmée lors de la dernière soirée avec David Krakauer et le collectif Good Vibes Explosion associé à la sud-africaine Kathleen Tagg, pour un final flamboyant à cette édition grâce à ce projet détonnant aux allures de manifeste festif à l’énergie contagieuse. Sur le papier, l’approche peut sembler assez classique — jazz klezmer, clarinette virtuose, rythmes festifs, mais sur scène, le choc est total : polyrythmies à base électronique, grooves balkaniques déjantés, détours spoken-word et envolées de clarinette incandescentes. Un aréopage, assemblé pour rassembler, traversant les cultures et les continents avec lequel David Krakauer a prouvé que le jazz, au-delà du festif, reste encore un vecteur de sens : un acte d’ouverture, de mélange, de résistance joyeuse, sinon politique.
« En tout cas c’est un acte de liberté, de faire du jazz (…) Est-ce que c’est un acte politique ? Il me semble que pour les musiciens noirs, ça a été et c’est toujours un acte politique », avance Gérard Tanguy, Président de Millau en Jazz.
« Aujourd’hui, on identifie peut-être plus le rap comme acte politique. Mais en fait, c’est vrai qu’effectivement, comme dit Gérard, je pense peut-être que le jazz français, européen n’est pas identifié comme un jazz militant », complète Philippe.. « C’est peut-être plus le cas aux Etats-Unis encore aujourd’hui mais quoi qu’il en soit, faire du jazz aujourd’hui, c’est quand même aussi véhiculer cette idée que c’est une musique contestataire, même si elle n’est pas toujours perçue comme ça en Europe. Mais d’un autre côté, il fallait bien que les musiciens français s’émancipent aussi du jazz américain. Ce n’est pas facile. On n’a pas les mêmes combats, on n’a pas les mêmes histoires. »
MarsAvril
« Il me semble, Philippe confirmera je pense, qu’on a trouvé un format aussi qui nous convient. Ça peut toujours évoluer parce qu’il y a des choses qu’on aimerait faire, notamment peut-être aller un peu plus loin dans la soirée pour faire des afters, pour faire des choses un peu plus proches de l’électro ou des choses comme ça. Mais je pense que le format, on l’a trouvé », abonde Gérard.
De fait, cette 34e édition du Millau Jazz festival est venue s’inscrire dans le droite ligne des éditions précédentes d’un jazz habité par le monde, ses fractures et ses espoirs, dessinant une cartographie en mouvement, dessinée par des artistes capables de bousculer les esthétiques établies, de réenchanter les traditions, et de rappeler que le jazz est moins un genre qu’un espace de liberté — moderne, collectif, vivant.
Un constat valide pour le festival en lui-même.
Monsieur Mâla
Philippe ajoute : « Le jazz évolue sans cesse. Les jeunes musiciens qu’on programme ont entre 20 et 30 ans. Ils ont assimilé tous les codes, et les redéfinissent. Rien n’est figé. Cette musique est vivante, et le restera. » C’est ça, ça fait 34 ans qu’on répète qu’effectivement cette musique est vivante. Elle continue à évoluer, elle continuera à évoluer parce qu’il y a des jeunes musiciens qui sont de cette génération, qui ont aujourd’hui entre 20 et 30 ans, qui ont acquis tous les codes de cette musique et qui y apportent ce que sont les années 2020 et ce que seront les années 2030 aussi. »
Une chose est sûre : à Millau, l’audace ne se décrète pas, elle se construit, en allant chercher les publics là où ils sont, au propre comme au figuré, en déplaçant les frontières du jazz pour en révéler des zones à explorer. Une invitation à ressentir autant à comprendre, et quelques bouffées d’air pur au pied des Grands Causses pour un jazz libéré.
Patrice Mancino, texte
Romain Danger, photos
Yann Causse, interviews