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"Tenements of Clover" – Least Bee

Christiane Bopp

Christiane Bopp (trombone – « joué et chanté », embouchures en rotation, diapasons, bol), Simon Bessaguet (cor), Charlène Martin (vcl), Romain Bercé (dms)

Les Musiques à Ouïr – Label Ouïe, LBLCD012 / Enr. Poitiers, juin 2018

Date de sortie: 07/06/2022

De « l’abeille éblouie » (727[1]) ou du « fusil chargé »[2] (754), quelle Emily Dickinson abritons-nous, et quel miroir nous tend-elle, rosée du matin ou bouclier de Persée ? Steve Lacy, dont la musique chaussa tant de poètes, et de voix si diverses – et, parmi eux, combien de femmes… – confessait un jour, à l’évocation de son nom : « J’aime beaucoup Emily Dickinson », pour conclure, l’idée soulevée de l’inclure dans ses art songs : «  Cette sensibilité purement féminine : impossible. Non ! Ça ne me convient pas ![3] »

D’autre part, il est tant de façons de tenter d’allier ce qui, poésie, musique, justement, au plus profond se repousse ; tant de manières d’habiller l’une par l’autre d’un vêtement, transparent ou non, flottant ou bien près du corps, voire moulant au risque d’enfiler la tunique de Nessus.

Toute tentative de ce genre en admet l’exigence : le brasier ou la flaque. Plus souvent hélas, ce sont « charbons éteints de nos félicités fumantes » (Barbey d’Aurevilly). Emily Dickinson, elle, de s’exposer à vif, se livre à se consumer en des poèmes tirés comme des flèches au ciel.  Tenements of Clover s’est explicitement formé pour – c’est un parti, et il est pris – donner « traductions, images » de ces créations étincelantes. L’ensemble a élu l’Abeille, pour conférer son unité au corpus choisi de quatorze poèmes qu’elle visite, de préférence à bien d’autres parmi les figures dickinsoniennes.  L’album est à son enseigne, Least bee (la moindre abeille).Une unité problématique puisque l’abeille, c’est un « corps disjonctif[4] » dont le thorax et l’abdomen sont à la fois séparés et réunis par un isthme où se concentre un secret, celui de leur communication. La disjonction et le secret sont deux des traits  essentiels de la poésie de Dickinson. Ce quartet sans basse reconduit donc, dans sa forme, cette énigme – du moins à l’égard de conventions qui, si elles ont fait leur temps, hante encore notre écoute : deux cuivres, une voix, des fûts. Peuvent alors se répartir ces voix en un jeu de symétries et d’oppositions, mais aussi de porte-à-faux propices à l’égarant déploiement des stratégies d’approche et d’évitement par lesquelles tiennent ensemble, sur un mode dont la précarité mesure la puissance, musique et poésie. De cet album où se conjuguent, mais parfois alternent, écriture et improvisation, Christiane Bopp est l’artisan central puisqu’elle signe la majorité des compositions et qu’elle joue dans toutes les pièces dont la moitié en appelle à d’intimes sous-ensembles, solo, duo, trio. Détaillons, dans l’ordre.

L’ouverture (As sleigh Bells seem in Summer) est en cela exemplaire qu’avec sérénité elle multiplie les ambiguïtés. Quatre plans se lissent les uns aux autres. Une voix qui ne se distingue pas de l’embouchure qui en amplifie à peine les harmoniques (le « trombone chanté »), une autre qui met en boucle trois degrés de l’échelle, toutes deux sans mots, un contre-chant de cuivre et de  roulements flottants. Un espace se dessine, à la libre ouverture, où tout peut survenir sans rien déranger. Un jardin ; on ne peut s’empêcher de le situer à Amherst, sur lequel donnerait la fenêtre de la chambre choisie par Emily Dickinson pour, définitivement, s’y reclure. C’est médiéval, renaissant, profane et sacré, féérique, libre et harmonieux. It’s like the Light prolonge cet accueil sans drame de la séparation[5] par une métaphore acoustique du « Carillon Éternel » qui « Comme la Brise – secret – / Sans parole (…) Sonne – Midi »[6]. Cor et trombone, presque indiscernables – un presque qui ouvre des abîmes, où s’abîme l’écoute – ménagent, sur un effet de lointain et d’écho, sa place à la voix qui a retrouvé les mots mais perdu le chant : s’en trouve changé le sens du sens. Place au poème. (Un poème qui pourrait en évoquer un autre, absent de la sélection mais qu’on peut rappeler ici, le n° 378, qui décrit une solitude cosmique conclu par ce même son de cloche :  « Simple Point sur un Globe – / J’errai à la Circonférence – / Plus loin qu’un Branle de Cloche – [7]».) La voix chantée ne rejoint le poème écrit qu’à l’occasion de la troisième pièce, en duo avec le trombone qui scande d’un simple trochée sur une note répétée tout au long : un avertissement. Dans son dénuement, cette pièce encore est une réussite.

C’est avec la suivante que tout à trac, avec un désir accru de musique, se rompt comme un pacte, qui peut-être reposait sur le respect tacite d’un secret accord avec un silence plus ancien que la musique[8] et dont elle procède, dont la rencontre avec la poésie la plus incandescente rend plus nécessaire encore le souvenir. Et ce n’est pas un hasard si les chemins là se séparent : la répétition à satiété d’un vers repris aux fins de tisser une polyphonie qui ne doit plus de comptes qu’à elle-même, sur une batterie devenue quasi martiale, nous entraîne sur le terrain glissant de l’anecdote. Le poème est démembré, l’imitation assez littérale pour gêner ce qui ailleurs, délié, émerveille[9], ces embouchures qui roulent mimant les cahots d’un train (Like Trains of Cars), par exemple. Dans pareil contexte, on s’explique mal une composition aux carrures pressées et rigides d’un jazz  presque funky qui s’émancipe sans qu’on repère bien pourquoi en une partie centrale, à moins que ce ne soit une façon peu convaincante de figurer l’« envol » de l’abeille dont il est question (Least Bee). Un beau solo de trombone retourne à ce travers dans la pièce suivante (Fame is a Bee) qui s’égare tout à fait en un scat « free », puis un solo de batterie démonstratif dont on a bien du mal à saisir le sens en ce lieu et place. Ailleurs, une syncopation plaisante (Forget – the lady with the Amulet) s’adapte moins à la temporalité propre au poème qu’elle ne la plie à ses angles. La poésie de Dickinson n’en manque pas, de ces angles, l’usage de ses fameux tirets appelle un traitement autrement plus cassant. Le chiffrement de la mesure ne leur rend pas à soi seul justice[10]. Moins que la qualité intrinsèque de la musique, c’est la pertinence de ces recours à des genres éprouvés, leur surgissement déplacé qui choque. Une splendide mélodie du luthiste romain Giovanni Zamboni (tiré du prélude de sa Sonate n°9) redresserait la situation si l’on n’avait tout à fait perdu de vue les enjeux initiaux. La musique évolue dès lors de son côté, avec de séduisantes réharmonisations et un duo de cor et de trombone qui se déploie désormais dans un tout autre champ, celui d’un plaisir sans trouble.

Tout autre est le sort réservé à We – Bee and I. La poésie d’Emily Dickinson n’est pas exempte d’ironie, fantasque, tendre ou mordante. C’est l’occasion d’un duo de Charlène Martin et de Romain Bercé. L’abeille ivre, c’est le chant bégayé, dégondé, le déraillement. Mais la chute ? « “Trouvées mortes” –  “de Nectar” / Par un Médecin légiste fredonnant[11] ». Sur le mot « dead », l’accent  d’une sorcière de Purcell confirme l’idée que la perspective s’est déplacée : l’ivresse est celle d’un Falstaff, le ton élisabéthain. Cette fois c’est un déplacement riche de sens. Voici une lunette qui invite à déceler dans l’incandescence de certains poèmes un combustible venu de plus loin que de l’ambiance puritaine avec laquelle Dickinson était aux prises. Le figuralisme qui domine What tenements of Clover, souffle et battement des lèvres relâchées sur les embouchures, fébriles flabellations, résonances de la machinerie, tubes, pistons et coulisse, n’est pas lourd parce qu’il retrouve venu du corps même de la musique la liberté du vol du papillon, de son appariement aux « pavillons d’azur ». On pourrait en dire autant de Where every Bird is bold to go, du léger tremblement qui se laisse percevoir au travers de larmes invisibles en écho aux amples vibrations d’un bol chantant. Ici le déplacement s’opère vers l’Orient, c’est aux portes d’un temple que frappe l’Étranger. De Bees are black – with Guilt Surcingles, où bourdonnent les ressources graves des cuivres, où la musique sourd comme un miel et passe par cette fracture de l’Univers[12], qui justement n’existe dans le poème que sur le mode de la dénégation, fracture qui, dans l’ensemble de cor et de trombone, lézarde la rumeur cuivrée de leurs timbres mêlés. Faire entendre ce qui subsiste dans le texte de ce qu’il nie de façon véhémente, c’est ce que la musique peut au mieux : pointer cet isthme, lieu du passage secret du secret. Aussi, la voix ôtée de la dernière pièce en accroît-elle le prix, comme à l’album entier, transfusée sans reste dans la musique, réduite à son sillage. Les mots ici sont engloutis tout à fait dans cette houle bruissante, sur laquelle tangue un frêle esquif avec « Pour Capitaine, le Papillon / À la Barre se tenait l’Abeille ».

Il faudra donc en somme trier dans cet arpent le trèfle de l’oxalis envahissant, mais on en trouvera à quatre feuilles. Laissons les derniers mots à Emily Dickinson : « Soi derrière soi, dissimulé – / Voilà le plus grand péril » (670).

Philippe Alen


[1]Ces numéros identifient les poèmes d’Emily Dickinson. L’album se fonde sur les 14 poèmes traduits spécialement pour l’amie tromboniste Christiane Bopp par Valérie Rouzeau figurant dans son Éphéméride La Table ronde, 2020). Elle utilise la numérotation de l’édition Johnson.

[2]Deux expressions tirées des poèmes 727 et 754 d’Emily Dickinson dans la traduction de Claire Malroux qui utilise une numérotation différente (Poèmes, Belin, 1989 et Une âme en incandescence, José Corti, 1998).

[3]Steve Lacy cité par P.-L. Renou, « Steve Lacy, éclaireur, éclairages, élévation », in Steve Lacy (unfinished), Lenka lente, 2021, p. 223.

[4]« Le corps disjonctif de l’abeille, étymologique, figural et grammatical », pour citer complètement Christine Savinel (Emily Dickinson et la grammaire du secret, Presses Universitaires de Lyon, 1993).

[5]«  More distant in an instant /Than Dawn in Timbuctoo –» (801).

[6]« (…) Like the Breeze – /Phraseless – (…) Chime – Noon » (302).

[7]Trad. C. Malroux, id. « A Speck upon a Ball – / Went out upon Circumference – /Beyond theDip of Bell – » (378).

[8]Silence que l’on rapproche de celui que croit déceler l’oreille sensible de Jean-Christophe Bailly : «  silence qui n’est pas tant l’absence de tout bruit qu’une sorte de cavité creusée au sein de cette absence » (Le propre du langage).

[9]Cf. « Corps musiciens », chronique de Christiane Bopp à Archipels :  https://lagazettebleuedactionjazz/trs-doux-big-bang/

[10]Dans son livre aux analyses scrupuleuses, Christine Savinel  cite la première version du poème 1358 : « La Trahison d’un accent / Peut déplacer l’Extase –  / Il n’est de son Abîme / Aboli nul Retour»  (p. 246).

[11]« “Found dead”  – “of Nectar” / By a humming Coroner » (244).

[12]« a Universe’s fracture », traduit par Valérie Rouzeau par « fracas », unissant en un mot l’idée et le son de la fracture.

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