Les Ombres de la Nuit / Grande Suite à l’Ombre des Ondes – Kristoff K. Roll
- Les Ombres de la Nuit : Kristoff K. Roll (Carole Rieussec & Jean-Christophe Camps) (composition, dispositifs électro-acoustiques). 2023-2024.
- Précédé de La bibliothèque sonore de récits de rêves du monde
- Suivi de Petite suite à l’Ombre des Ondes : Kristoff K. Roll (Carole Rieussec & Jean-Christophe Camps) (composition, dispositifs électro-acoustiques) : Didier Aschour (g), Patrice Soletti (elg), Isabelle Duthoit (vcl, cl), Claire Bergerault (acc, vcl), Edward Perraud (dms, perc). Radio-France, émission « Création mondiale » (Anne Montaron), 6/03/2018.
Faire entrer la complexité des pièces présentées dans cet objet, lui-même complexe, n’était pas chose aisée. La publication d’un copieux livre-2cd à l’italienne de 144 p. comprenant la musique, les textes en langue originale, leur traduction, leur « partition » est en soi un pari aussi osé que de mettre en musique et en scène, non seulement des rêves, mais ce qui les borde sans toujours les contenir, l’éveil, le passage d’un monde à l’autre, non moins réel, mais d’un réel d’une autre étoffe. La performance live repose sur un dispositif (chaises-longues diversement disposées, casques, hauts-parleurs, multi-diffusion, musiciens in situ…) qui met en condition de façon chaque fois renouvelée. Il s’agit donc ici d’un état de ces pièces qui en réalise un nouvel aspect puisque leur diffusion individuelle et domestique introduit à son tour une variabilité dans leur réception, selon l’espace et le type d’écoute dont elles bénéficient, attentive, attentionnée, flottante, aucune n’étant exclusive des autres – et même, les requérant.
Recueillis par centaines au cours d’innombrables voyages, ces rêves constituent la bibliothèque d’enregistrements dans laquelle ils sont puisés. Réservoir de situations, de temporalités, d’espaces, elle brouille par l’effet d’accumulation qui est à son principe le rapport aux psychés individuelles sans toutefois les anonymiser complètement. Avec une précision pointilleuse au contraire, l’origine de chaque rêve est indiquée, situé son contexte, nommé son auteur. Pourtant, la parenté de leur contenu diégétique reste patente, et c’est l’angoisse. Psychologique ou politique, c’est le fond commun d’un rêve qui n’est pas le fait d’« âmes romantiques » et relève plutôt du cauchemar. L’escalier voisine le tunnel, on court, on s’échappe, on fuit, on torture. Deux rêves musicaux sont d’enfer et d’échec. Pour « sourds et malentendants », la musique serait « inquiétante ». Mais à se laisser emporter par la Grande suite à l’ombre des ondes qui rassemble ces différents moments, en albanais, en hollandais, en grec, en arabe palestinien, en français et leur traduction, tout le travail du rêve œuvre en sous-main, une fréquence sourde agit comme un leit-motiv, un fil d’Ariane qui égare autant qu’il guide, des couches en trompe-l’oreille fusionnent les timbre instrumentaux et les fondent discrètement dans une doublure électronique ; les voix, les langues sont brutes ou radiophoniques, parfois (mais peu souvent) traitées ; elles jouent avec leur traduction comme avec leur ombre, et parfois se doublent elles-mêmes. Ce jeu subtil instaure un niveau qui n’est ni celui du reportage, de l’« intervention », de la narration passionnée ou distanciée, ni celui de la stricte performance musicale. S’il réfère à un geste, ce serait plutôt de brandir le « miroir de Méduse », au sens que lui donne l’écrivain irlandais John McGahern : « L’art est, à partir de l’échec de l’amour, une tentative pour créer un monde dans lequel nous puissions vivre : sinon un monde pour longtemps ou pour toujours, du moins un monde de l’imaginaire sur lequel nous puissions régner ; et par régner je veux dire réfléchir purement notre situation dans ce monde de notre création, ce Miroir de Méduse qui nous permet de voir et de célébrer même ce qui est totalement intolérable.1 » À ce titre, le rêve d’Anfal, palestinienne, capté au Caire en mai 2016 – et que l’on n’entend aujourd’hui, en 2025, comme tristement prémonitoire que si l’on est resté tout ce temps sourd à la réalité palestinienne –, une course éperdue vers la mer sous un bombardement, fait se chevaucher diversement la narration et sa traduction compressée sur le mode du reportage journalistique « en direct », échangeant discrètement leurs plans, entrecoupées par « une succession de blocs de battements instrumentaux joués à des vitesses différentes en « mono-rythme » », de plages étales et de brefs silences qui figurent comme des « blancs ». Si le caractère illustratif n’est pas congédié, son effet est déporté par la sophistication du dispositif instrumental et sa fausse simplicité répond point par point à la définition de l’art pré-citée. Une version de l’amor fati.
Un état de cette bibliothèque enregistré quelques années auparavant précède Les Ombres de la nuit. Chapeautés d’un Prologue, quatre états d’Une mer du sommeil procédaient différemment. Portés par un flux, la lisibilité est questionnée, cette mer de sommeil charrie le plus souvent des voix brouillées, recouvertes, émergeant par bribes dans quantité de langues, mêlées à leur traduction qui n’est pas toujours audible. Conversations lointaines, rumeurs de foule, superpositions, l’accent portait davantage sur la matière phonétique. Rêver n’y est pas chose aisée ; le rêve est une conquête, et problématique encore, même dans sa dimension érotique. L’amour, certes présent, quand il se fait, est dissocié du désir. Dans une bibliothèque, il est le prix des livres. Le rire s’y fait sardonique, inquiétant. Le statut même du rêve, celui du rêveur, est à la question ; une incertitude que creuse la musique, instable, au statut changeant, jusqu’à déboucher sur la voix nue qui, en une phrase conclut un rêve borgésien où le réveil sanctionne l’espoir par la mort. Alors, c’est une plage silencieuse. Silence où, par sa fonction, Strauss a supplanté Cage. Stupeur, tranche dans le vif de cette mer des voix qui finirait par bercer, en dépit de leurs courants contradictoires, ce vide soudain comme un éveil sans ménagement. Si Cage invitait à retourner l’écoute vers le dehors de l’œuvre, Strauss, dans ses Métamorphoses, nous mettait brutalement face au chaos par le plus stupéfiant « miroir de Méduse » qu’il soit donné d’entendre. Le son fera retour, avec la Petite suite, de façon non moins violente par le hachoir d’une guitare saturée et l’arrière plan de la guerre. Et si, dans une simple succession de rêves redevenus intelligibles, il sera question une nouvelle fois d’une résurrection par le rêve dans un temps apaisé, c’est avant de replonger dans la jungle, celle de Calais.
Dans leur avant-propos, Kristoff K. Roll souligne la convergence formelle de leur pratique du montage, du cut-up et de l’improvisation avec le fonctionnement du rêve et ses associations libres. Ceci renforcé du fait que les situations d’écoute, au casque ou en extérieur, mêle aux pièces proposées ce qui filtre des éléments du réel ou s’invite de la fantasmagorie intime. Compte tenu de tout ceci, nous en sommes à ce point où, avec effroi, tout consonne.
La présentation tête-bêche de ces deux grandes pièces ne répond pas ici à un tic éditorial qui a fait ses ravages, mais à la seule manière de présenter sans les ordonner ces deux longues pièces et leurs dépendances : priorité n’est donnée à aucune ; elles sont comme les deux faces d’un rapport du rêve au réel. D’où que l’on parte, les bombes sont partout :
« Un million de dormeurs se retournent,
Il pleut des bombes dans leurs rêves. (…)2 »
Kenneth Rexroth
…Aussi.
Philippe Alen
1John McGahern, L’image in Lignes de fond, Mercure de France, 1970.
2Kenneth Rexroth, Billet de Noël à Geraldine Udell in L’Automne en Californie (trad. Joël Cornuault), Fédérop, 1994.