Luz 2025 [2/4] « Un, deux, trois »

Jazz à Luz #34 – Luz-Saint-Sauveur, 11 juillet 2025

Un, deux, trois

Au matin du deuxième jour, on rejoua la grande scène de la séparation : comment de l’un faire naître le multiple. La pratique du bourdon, par choix ou par nécessité1, devait un jour ou l’autre rapprocher Lise Barkas (vielle à roue, cornemuse) et David Chiesa (b). Avec Sacha Steurer (danse), le champ s’élargissait en déduisant d’un geste sonore son éclosion spatiale. On pouvait ainsi comprendre la frappe sourde, inaugurale, de la paume au dos du manche de la contrebasse comme les trois coups qui au théâtre font silence, annoncent une métamorphose de notre rapport au réel. Entre l’archet et la cornemuse s’établit aussitôt l’accord entre deux polarités qui, lentement, gravement, tendirent une ligne qui s’épanouit en un espace dense et magnétique. Plutôt que de se laisser porter par ce fort courant, flotter dans cet élément comme une algue, la danseuse dont la vêture noire se confondait avec le rideau de fond de scène dessina des bras, entre les deux musiciens, une série d’attitudes géométriques en contrepoint de la puissante linéarité de leur jeu. Avec des mouvements calmes, elle entama une giration. Quand, peu à peu, la cornemuse commença de grincer, ce ne fut pas un jet de sable dans des rouages, mais l’effet d’un agrandissement de l’espace qui les contenait tous trois. La fluidité de ses enchaînements permit à Sacha Steurer de venir au contact de la contrebasse, de s’y appuyer, de la presque pousser sans qu’il y eût là provocation ni rupture dans ce très calme flux d’énergie. De même, elle reposa un instant sur la cornemuse suspendue comme une outre, tandis que des crissements venus de la vielle renforçaient la densité d’une musique restée simple dans son épanchement. Au sol, en bascule sur son séant, ce fut comme si mains et pieds prenaient leur autonomie. Un sentiment dû à ce que, justement, cette liberté était suspendue au fil tendu par les musiciens. Lorsqu’enfin, la vielle toujours grinçante, Chiesa conclut un long passage exécuté à l’e-bow pour en revenir aux pizzicati, se mettant progressivement à phraser, au goutte à goutte, c’était comme l’annonce d’un nouveau jour, d’un retour à ce qu’il ne nous semblait pas avoir pourtant quitté.


Il nous avait été donné d’assister à la toute première sortie de ce trio de très récente formation. Il n’en paraissait rien tant il semblait avoir trouvé d’emblée son régime. Dans le chatoiement de l’alliage sonore, dans l’évidence de l’équilibre atteint entre danse et musique. Jamais illustrative mais jamais détachée, la danseuse était accordée par sa fluidité, son invention permanente, sans précipitation, à l’espace proposé. Elle n’avait pas à échanger quoi que ce soit, pas plus que les musiciens n’avaient à saisir une quelconque proposition, sa liberté se suffisait à elle-même qu’une moindre ébauche de dialogue eût bridée. L’accord d’un véritable trio n’était pas à trouver ni à démontrer, il préexistait. Restait à lui donner libre cours. Ce fut fait.

Sur la terrasse bondée de l’hôtel Le Tourmalet, une rencontre d’un autre type mettait en présence des instruments peu faits pour se rencontrer. Diakitecamara, beau duo d’inspiration africaine, réunit en effet Ibrahima Diakité (kora, vcl) et Éric Camara(viole de gambe, kamanche). En pizz ou à l’archet, la viole, en s’émancipant de son passé baroque, fait aussi bien l’affaire qu’un violoncelle qui a désormais conquis toutes les positions, du jazz au rock en passant par la chanson et la world music. Bien reçus, leur simplicité, la sincérité, la chaleur et l’humour aussi accompagnèrent en douceur la tombée de la nuit, rejoints par Andy Moses (perc) qui prit avec bonheur la place d’une simple boîte à rythme. Mais n’anticipons pas…


Surplombant le village, le château Sainte-Marie offre chaque année son enceinte et son arche aux sons de Luz. Le cadre ouvert de ses ruines, sa situation, perchée sur une éminence, combinent les propriétés d’optiques contradictoires du grand angle et de l’objectif macro. Susana Santos Silva (tp), en solo, en a tiré le meilleur parti. Menue silhouette élégante à la coupe rase, un trémolo grave parvenu de la porte vide ouverte sur le ciel précéda son apparition, celle d’un Don Cherry au féminin dans des vêtements amples flottant au vent. À l’appel d’une expansion illimitée dans l’espace, elle proposa l’approche la plus dépouillée du son. Variant d’abord la vitesse de ce simple trémolo, son timbre, jusqu’à le réduire à un état du souffle, puis à ramener celui-ci au seul geste d’inspirer, d’expirer, de durcir ou relâcher son embouchure, la pression des lèvres, c’est la montagne environnante qui respirait. Une note, un silence, ainsi longuement, posément, note après note, tout était affaire de grain. Une fois établie ainsi, par la densité du grain, la continuité du son et de la note, leur identité réversible, l’adjonction d’une sourdine et le travail scrupuleux de multiphoniques établissaient la parfaite continuité des deux infinis2. Au fond, nous entendions là comme répondre par-delà les siècles cette musicienne miraculeusement sereine au philosophe inquiet. Lui, sur la stupeur de l’homme considérant sa place entre ces deux infinis :

– Lui : … « il tremblera dans la vue de ces merveilles ; et je crois que, sa curiosité se changeant en admiration, il sera plus disposé à les contempler en silence qu’à les rechercher avec présomption. »

– Elle3 : « je veux seulement jouer ce qui sert au mieux la musique. Et si ce doit être le silence, eh bien soit. »


Or, cette conclusion au silence, restait pour la musicienne à la mettre en musique. Derechef, ce fut fait. Par tous les moyens, et des plus simples. Un long moment, saisissant, elle joua avec l’écho d’un son qui, émis de face, revenait par les côtés, en provenance de la vallée du Bergons. Il y eut des sons écrasés, des sons de tuyère, des sifflement de feuilles d’acacia tenues, enfant, devant les lèvres. Elle articula des flappements graves à des stridences suraiguës affilées jusqu’à l’imperceptible. Un ronflement grave glissé dans ce mille-feuille semblait venir de nulle part. Il fallut un moment pour isoler ce qui avait été accueilli sans trouble, comme le chant d’un oiseau ou un filet de vent : c’étaient les services de la ville qui œuvraient en contrebas. Une mélodie passa en catimini, des appels de trompe, un passage en sourdine mêla les bribes abstraites d’aphorismes « contemporains » à une évocation jungle. Ce furent de brèves séquences qui, de procéder de l’équation préalablement établie, n’apparaissaient plus comme séquentielles, liées par ce rapport enveloppant au silence. Alors, comme le ciel se chargeait elle le tint en respect par d’insouciants gazouillis, la trompette changée en flûte, coulisses déboîtées. Descendant du socle de rochers où elle s’était tenue, statue vivante ô combien, elle dispensa les derniers charmes de son sac en confidences privées, chuchotées par dessus quelques épaules, en circulant parmi le public assis dans l’herbe et disparut comme elle était venue.

Il en alla tout autrement avec le duo du soir. cordes croisées, le duo de Fabiana Siffler (v) et Karsten Hochapfel (vcelle) est d’abord réjouissant pour l’œil. Au regard allumé du violoncelliste, à l’engagement de tout son corps, à l’ampleur de ses gestes répond l’attitude plus sage de la violoniste, concentrée mais souriante, rayonnant de l’intérieur. Cependant, un léger panoramique descendant, coulant jusqu’aux pieds, corrige le tableau. Ceux d’Hochapfel battent la mesure avec vigueur mais académiquement, de haut en bas, quand ceux de Striffler sont un spectacle en soi. Ils se croisent, montent l’un sur l’autre, se frottent, se battent, les orteils s’écarquillent, se recroquevillent ; c’est une lutte amoureuse, un combat, un quadrille, un ballet. Cette scène au ras des chevilles est à l’image de la musique. Très écrite, elle agence avec entrain et brio, des traditions diverses servies par une sonorité ronde, opulente, fruitée dans une approche des plus classique. Des mélodies folk passées au prisme déformant d’un Chostakovitch, traversées de traits, relevées de saveurs, hérités de Bartók ou d’Enesco, incluent aussi bien des poches répétitives, de croisements de voix, des jeux de permutations virtuoses : tout un arsenal en somme est mobilisé avec énergie, précision et dynamiques soignées. Par-dessus tout, une présentation humoristique et une évidente envie de s’amuser en jouant établirent une communication immédiate avec la salle. D’où vient alors le sentiment que la mariée était trop belle ? Que le repas était trop riche à la noce, où l’on prend garde à ménager la pause d’un « trou normand » ? Peut-être manquait-il, malgré toute la finesse à l’œuvre, ce fondamental rapport au silence qui, sans qu’il soit nécessairement exprimé, porte la musique à son « point triple » où l’on peut à la fois saisir sa consistance, embarquer sur son flux et s’élever avec elle.


Philippe Alen, textes
Jean-Yves Molinari, photos
Yann Causse, interview

1Choix esthétique ou nécessité organologique.

2Pascal, Pensées , Br. 72.

3Susana Santos Silva, entretien avec Mathieu Jouan : https://www.citizenjazz.com/Susana-Santos-Silva.html

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