Atelier IMIS, Montignac-Charente, 2 novembre 2025
Michel Doneda solo
Comment le timbre prend naissance dans le souffle, son grain, son intensité, sa couleur, sa fragmentation, la friction de ses particules, leur échauffement. Cela rougeoie peu à peu ; étincelle, et la flamme surgit soudain. D’abord simple tube, tuyau, tuyère, turbine, l’instrument s’est recomposé, complexifié lentement, ses organes différenciés : clés, tampons. Mais au-delà, c’est l’espace qui se métamorphose.
Assis sur une chaise cadrée dans le rectangle noir d’un tapis gris qui sied à ce jour de Toussaint, Michel Doneda a reconfiguré le studio IMIS autour de cette source qui s’épanche, bouillonne, érode, se charge d’alluvions, charrie dans sa note d’abord unique une multitude d’harmoniques arrachées par son flux aux couches sédimentées du son, puis longuement tenue comme un fil de laine brute, rêche, barbelé, toroné, commise avec de ses semblables en une corde où s’agrège de crépitantes pépites. Ainsi grossi, ce courant continu est reversé, résorbé dans le souffle d’où tout procède et où il s’abolit enfin. Le temps d’une suspension, virgule silencieuse.
Alors, ce sont éclats, fritures, projections. Étincelles produites à la main gauche d’une tendre caresse au clétage, comme on flatterait le cou d’un cheval. Un cheval de cuivre, doux, libre et fantasque. Il vibre, renâcle, ronfle sourdement, ses naseaux fument, sifflent par intermittence d’imperceptibles fuites suraiguës.
Le tapis gris est un tapis volant, une prairie ; la chaise fait du musicien un conteur oriental. Assis droit, sagement, sa position invite à s’en remettre entièrement au cours d’une narration sans but qui ensorcelle par le charme de sa seule voix. Elle peut même par instants prendre un aspect enfantin, le saxophone sonner comme un jouet, une clarine qui s’adoucit à l’extrême jusqu’à la frange du murmure, longuement. Une jambe ramenée en arrière, l’autre légèrement en avant, la posture anticipe la levée. Puis, dirigé vers un coin, le son remonte le long des murs et, glissant sur eux vers nous, nous enveloppe et se dissipe comme un mirage. Mais pas une image, un mirage bien concret, déployé dans le temps, avec ses tours, détours, pauses et péripéties, sa logique aussi qui épouse, exprime, les propriétés physique des matériaux qui le constituent.
Claire Newland solo, À fleur de sel
Le temps de sortir goûter le soleil de cette fin de journée d’automne, de remettre et de retrouver sa place face à un grand vide que rehausse quelques objets répandus au sol, deux valises, autant de boîtes décorées, deux livres empilés… Claire Newland traverse l’assemblée pour, aux petits pas glissés d’une vieille dame au dos courbé jusqu’à terre, entamer un voyage. Pesante valise, que ’on suppose, à observer sa résistance à la main qui tente d’en soulever la poignée, remplie de pierres. Les fermoirs claquent dans le silence, et c’est musique déjà. Stupeur ! La valise est vide. Un vide qui pèse plus lourd encore : du poids d’une existence. Des espoirs, des souvenirs, du temps. Dans cette valise, elle s’installe et c’est un bateau. Celui qui traversera la Méditerranée vers un destin chahuté, écrasant. Dans la lointaine Afrique coloniale. Un départ, un retour ? L’un n’est pas exclusif de l’autre. D’objet en objet, d’à peine quelques mots de loin en loin, d’une mélopée comme en songe, un couvercle soulevé, une figurine – soldat de plomb, petite fille ou griot ? –, une robe légère, un carré de broderie au crochet, une boîte à musique, une bobine de fil, autant de rosebuds qui racontent une existence bafouée, résignée, muettement aliénée, mais qui se redresse dans l’évocation de ce lent enfouissement. Autant de surfaces de projection qui engagent à nouer notre propre histoire à celle qui se déroule à pas comptés devant nous, mieux : à les épisser. La précision du geste, alliant celle du mime dans ce qu’elle a d’hallucinatoire exclusivement, à celle de la danse, à peine esquissée, la lenteur méticuleuse, une présence douce, une dramaturgie fluide, tout concourt à faire d’À fleur de sel beaucoup plus qu’une représentation, une performance – qu’un spectacle – : c’est un dévoilement.
À l’instar de cette valise qui pèse de tout son vide, plus léger que des symboles, qui ravaleraient la réalité au rang d’une idée, les objets, petits voire minuscules, lourds de ce qui s’y attache et que l’on ne voit pas, fonctionnent comme des opérateurs de mémoire. Et d’une mémoire qui passe la trame la plus intime entre les fils de la chaîne collective. Le moindre geste, un pied qui avance, un bras qui s’élève, un visage qui s’éclaire, un pas de danse tout juste esquissé, la saisie d’un livre – La jeune ménagère pratique –, ce moindre geste est de tisserand. L’image d’une existence aux prises se révèle peu à peu, comme d’une tapisserie en cours. Et si la langue évoque le « fil » d’une vie, il est là, bien là, qui se découvre à la fin, tiré d’une boîte, embobiné, effrangé, puis cordelette qui se déroule en arabesques autour de ces objets qu’il enserre, relie, et finalement orne avec élégance. Un fil que nulle Parque ne coupera, parce que, justement, Claire Newland, avec cette performance tissée-chorégraphiée, légère et lente, le prolonge indéfiniment pour une passementerie à la fois tendre et révoltée. Bouleversante.
Scène ouverte
Il fallait oser, après un temps où se reprendre, donner suite à la proposition d’un troisième temps, une scène ouverte comme le proposent souvent Pierre Martin et Florence Toussan à l’Atelier IMIS. Après que Pierre Martin eut rejoint Michel Doneda pour lui offrir des basses tréfilées par ses claviers, tandis qu’en ce jour de Toussaint on venait fleurir les tombes du cimetière mitoyen sous l’œil curieux mais distant d’une troupe de chevreuils, c’est le comédien Daniel Crumb qui, opportunément, rendit hommage à l’éditeur et voisin, le « perpendiculaire » Edmond Thomas, tout juste disparu, par la lecture émouvante de pages de son autobiographie, parue in extremis1. Ainsi furent tissés le premier souffle au dernier, manière de le reprendre.
Philippe Alen, texte et photos
1Plein Chant : Histoire d’un éditeur de labeur, L’ Échappée, 025.






































