Musique improvisée et questions politiques

Entretien de Bertrand Denzler et Frantz Loriot

Bruit ed., 2025, 108 p. / Dist. : Les Presses du réel

Quant à la forme, plutôt qu’un traditionnel entretien où l’on avance pas à pas au gré des questions et des rebonds, on assiste plutôt à une réflexion de Bertrand Denzler qui développe longuement sa pensée à partir des tremplins que lui offre Frantz Loriot et qui résultent d’une réflexion un peu encombrée de références. Celles-ci, au nombre de trois — Lordon, Spinoza et Glissant — pour trianguler l’éternelle question des rapports de la théorie et de la pratique, en l’occurrence de l’improvisation « libre » ou « non-idiomatique », ce dernier terme emprunté à Derek Bailey et qui sera choisi par Bertrand Denzler pour tracer son chemin avec franchise, modestie et méticulosité.

La question de Loriot confronte donc un prétendu « anarchisme » de principe au fondement de cette notion d’« improvisation libre », rejet de toutes les lois et conventions qui régissaient jusqu’alors l’espace musical, et la pratique sociale, politique et musicale mise en œuvre par les improvisateurs. Denzler est en effet un interlocuteur de choix puisqu’il a, outre son expérience personnelle d’improvisateur et de compositeur, conduit avec Jean-Luc Guionnet une vaste et minutieuse enquête auprès d’une cinquantaine de musiciens1 qui constitue la somme à ce jour la plus précieuse sur ce sujet.

Loin de s’engouffrer dans des débats oiseux où le concept prend le pas sur une réalité qui ne lui est pas réductible pour souvent échapper aux intentions avouées, il déploie à plusieurs reprises les questions sous-jacentes à la problématique qui lui est offerte et souligne à quel point l’on s’avance ici en un « territoire mouvant, aux frontières floues, (…) peuplé de débris de toutes sortes », « un espace où, a priori, tout est possible en permanence, même les accords parfaits, les vides ou les catastrophes ». Dans l’improvisation, le processus prime le résultat. Ce renversement de perspective ouvre un champ d’expérience et d’intensité. Néanmoins, décrivant froidement la mise en place du dispositif « d’emblée » musical, du rendez-vous initial à la production effective du son, il repère la somme de consensus diffus préalables au « faire de la musique improvisée non-idiomatique ». Cette façon de procéder – un démontage d’horloger ! – coupe court à toute romantisation. Il pointe ainsi le danger de retomber, sous couvert de « liberté », dans « une caricature idiomatique du non-idiomatique » et de verser subrepticement de la musique dans le spectacle, tout comme la tendance à valoriser malgré tout, in fine, le résultat plutôt que le processus. S’il est vrai que, par cette pratique, on parvient à créer des « situations », des « îlots » d’anarchie, fragiles, temporaires, dont on ne peut pas exclure que leurs relations à la « vraie vie » soit éventuellement réelles, cela reste à considérer avec prudence. « Dès lors, peut-être vaut-il quand même mieux séparer notre réflexion sur la politique de notre pratique musicale ou artistique ». Ce n’est pas là l’aveu d’un échec, mais la reconnaissance de ce que l’on se situe dans un « champ très instable, au croisement de pôles mouvants (…) un endroit où la tension est maximale », parcouru de contradictions.

Un ressort dialectique engage Denzler à pointer ce qui, pour nous, est une des conséquences de l’improvisation « non-idiomatique » : « percevoir l’effort non-idiomatique partout, dans toutes les musiques ». Ce qu’il résume ainsi : « Il y a dès le départ du non-idiomatique dans l’idiome » ; cette réforme de l’écoute n’est pas un des moindres effets de l’improvisation. Ce serait même une version orale de l’« anarchisme épistémologique » de Paul Feyerabend.

Avec ses relevés d’ethnologue en terrain d’improvisation, Denzler aborde enfin la question de son insertion sociale avec un détachement qui fera rire ou grincer en mesurant notre degré de cynisme ou d’idéalisme. L’examen des diverses postures, positions, compromissions, ou même soumissions aux fourches caudines des institutions, conduit à un constat dont il est à craindre qu’il ne soit qu’un sévère rappel de la place de l’art, non pas relative à un système socio-politique quelconque mais bien plus profondément dans l’expérience humaine. En réponse à tous les geignards, chasseurs de subventions éconduits, il rétorque : « personne ne nous a rien demandé », avant de conclure, s’agissant de la question de la récupération par l’institution d’une pratique « anarchiste » : « il n’est pas impossible que le problème finisse par se résoudre tout seul, lorsque nous ne jouerons plus que dans des lieux éphémères sans statut et sans argent. »

Philippe Alen

1Bertrand Denzler et Jean-Luc Guionnet, The Practice of Musical Improvisation, Dialogues with Contemporary Musical Improvisers, Bloomsbury Academic, 2020.

Partager

Jazz actu·ELLES saison #2
JAZZ in BD

Publications récentes

Catégories

Archives