Insolence

Parker / Foussat

Evan Parker (ss, ts), Jean-Marc Foussat (synth. VCS3, Revox)

Nashazphone NP54 (vinyle) / Bandcamp

Date de sortie: 22/05/2025

En provenance directe du Caire par le soin d’un producteur algérien-égyptien, cet album vinyle repeint aux couleurs d’un Mardi-Gras d’Ensor revu par Bacon – joie et douleur de la couleur –, avec un zeste de formalisme russe au verso, au contenu d’apparence composite : voilà l’insolence. Pour le reste, il y a plus d’amour que de provocation, à moins que l’on ne tienne aujourd’hui l’amour pour une provocation.

Au temps du vinyle, on plaçait l’aiguille au début de la face A. L’arabe se lisant de droite à gauche, peut-être faut-il écouter cet album à rebours, c’est à dire, paradoxalement, dans l’ordre chronologique des enregistrements présentés. Soyons pédagogique, commençons par la fin.

La face B, 1980 donc. Jean-Marc Foussat est en plein Abattage. En solo, c’est brut, frontal, puissant, joyeux. « Adolescent », dirait Foussat, rétrospectivement attendri. Il se lance à corps perdu dans un festival de vrilles, de piqués, il martèle, cisaille, turbine, sans relâcher un instant la pression du courant. C’est outrageusement électrique, ça grésille dans les cables, on entend les potards saisis de tournis, ça fume. Fin des années 80 : la musique industrielle est infiltrée par le psychédélisme des années ’70. Insolence, assurément.

À la même période, Evan Parker, en solo également taille sa route à coups de canif. Les copeaux volent, ça s’effrite ; le feu prend, ça brasille, crépite, ce n’est plus qu’une gerbe d’étincelles. Son ténor est un chalumeau. Quelques instants pourtant la flamme se reconstitue, et c’est du jazz ! Le temps de réaliser, le mirage se dissout à nouveau, le ténor tisonne, le poussier prend feu. Entendu d’une autre oreille, c’est un brasier réfléchi, calme, méthodique, qui se reprend, respire. L’incendiaire est raisonnable : il aère, sinon le feu étouffe – il fait long feu.

Peu après ces aventures en solitaires, la convergence fatale aboutit à la réunion entre le fou et le pyromane, qui décide d’une complicité durable ; une histoire est née1. C’est désormais de l’Histoire.

En 2023, quelque quarante ans plus tard, c’est un autre trublion, à cheval sur toute une écurie qui les invite en son manège, pour un festival des plus curieux en sa campagne occitane. Après New York, Philadelphia et Athènes : Uzeste ! Bernard Lubat a accueilli en pleins champs Improtech, un festival international à nul autre pareil initié par l’IRCAM (Gérard Assayag) et l’EHESS (Marc Chemillier) pour confronter technologie et improvisation2. Foussat et Parker y étaient comme chez eux. C’est

l’objet de la face A.

Cela peut s’entendre comme une immersion, d’abord. Une plongée en eaux profondes, une submersion lente, avec passage de perturbations, brassage par tourbillons ébullients jusqu’à toucher le sable. S’ensuit l’exploration d’un relief plus accidenté. Au gré des couches traversées, les densités se modifient, le milieu se transforme, s’éclaircit, s’opacifie, toujours fluide cependant. Charriant peu à peu des corps étrangers à la manière d’un tsunami, le courant se clarifie, les matériaux en supension décantent. Ces larges mouvements de marée sont perçus comme par en dessous. Gestaltiste, on comprendrait rapidement que le rapport entre l’élément qu’on prendrait aisément pour le fond et la longue tenue du soprano initiale pour une forme qui s’en détache et s’arrache peut se renverser, et celle-ci devenir en quelque sorte l’exposition de ce fond, la lisière qui la soutient lui donnant forme en se faisant fond à son tour. Troublantes épousailles entre l’imperturbable commettage d’Evan Parker et de ces enveloppements liquides, qui se font à l’occasion chaleureuses bourrades, par la puissante machine de Jean-Marc Foussat. L’amour, probablement.

On pourrait transposer cette torsion dans l’écoute provoquée par ces maîtres-illusionistes dans le milieu éolien de la deuxième pièce. Le blizzard qui balaye l’espace trouve dans le souffle mis à nu par le saxophoniste une image en quoi non seulement le condenser, le réfléchir et, derechef, l’exposer, mais plus souterrainement l’exprimer. En se faisant vent lui-même, faire du simple mugissement qui l’emporte une forme à son tour. Planeur dans le vent, c’est le vent même qui plane.

Reprenons maintenant le fil de la lecture tel qu’il nous est proposé : allant de l’amour à la provocation, la face B ne s’achèvera jamais. Le sillon se ferme sur une obsédante trépidation, qui ne cessera que par l’usure du sillon ou celle de l’aiguille, à moins qu’après un temps de stupeur, violence pour violence, on ne relève le bras de la platine. C’est qu’une telle histoire ne pouvait s’achever ; allant de l’amour à la provocation, elle est l’insolence même.

Philippe Alen

1Une histoire née au cours de l’été ’80. Quand Foussat enregistre l’édition de Pisa de cette année-là pour donner lieu à Pisa 1980. Improvisator Symposium (Incus 37). Histoire d’emblée située sur le plan d’une filiation. Parker et Foussat auraient pu s’adresser l’un à l’autre, depuis leur place respective, ce vers de Victor Hugo, justement emprunté à L’art d’être grand-père : « Qu’est ceci ? Ça m’a l’air fort beau, quoique tortu. » (« Les griffonnages de l’écolier ». La session Abattage est l’émouvant premier jalon de cette histoire quadragénaire.

2https://improtech.ircam.fr/

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