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Regards croisés sur Souillac

Pour cette édition 2019 de Souillac en Jazz, JAZZ IN vous offre un compte rendu sous forme de regards croisés, les chroniques de Marie Françoise Govin et les photos de Alain Cartier.

Point de vue de privilégiés, car impliqués dans l’équipe bénévole du festival, ces “insiders” nous invitent à partager leurs émotions

 

Concert de Pinsac, lundi 15 juillet – Cavale

Cavale est un groupe originaire de Perpignan, composé de Prêle Abelanet à l’accordéon et aux compositions, Alexis Lenoir aux saxophones, Arne Werninck à la trompette, Pierre Baradel à la batterie et Olivier Chevoppe à la contrebasse.
En tournée en Occitanie, son chemin s’arrête pour une soirée au festival Souillac en jazz, devant l’église de Pinsac, le lundi 16 juillet.
« Délicieux, tout en fine dentelle, que c’est beau », tels sont les mots qui se chuchotent, de bouches à oreilles, dans les rangs serrés des chaises sagement disposées devant la façade de pierre de l’édifice roman un peu austère.
De fragile et guillerette, comme dans une fête foraine, la musique prend de l’épaisseur, nourrie par des solos pleins de verve. Elle raconte des histoires pleines de rebondissements. Les mélodies étonnent et charment, découvrent de nouveaux chemins où le public se sent curieux et séduit quand la force des chorus laisse pantois. Comme dans un rêve où les images s’enchaînent selon une logique émotionnelle, la musique, très narrative, suggère, invite au rêve. « Cavale, pour l’évasion, pour s’échapper, pour l’ailleurs », explique l’accordéoniste compositrice.
Les spectateurs n’hésitent pas à suivre Cavale, vers des ailleurs, dans les replis secrets de  poésies mêlées.

 

Concert de Lacave, mardi 16 juillet

Alain Bruel, accordéon ; Michel Marre, bugle et trompette ; François Thuillier, tuba

Pour la quinzième année, Souillac en jazz invite le public à un concert dans la grande salle des grottes de Lacave. Cette année, y prend scène un trio inhabituel : le trompettiste Michel Marre se joint au duo Bruel-Thuillier, accordéon-tuba. Alain Bruel l’expliquera pendant le concert, le duo a vu le jour au Cambodge, sous la houlette du saxophoniste Jean-Marc Padovani en 1997. Férus de musique traditionnelle, les deux musiciens bousculent les usages habituels de leurs instruments : ainsi pour jouer la valse « Soir de Paris », le tuba transforme la musette en danse langoureuse, sensuelle. La plupart des compositions jouées ce soir-là sont de Michel Marre qui alterne la trompette et le bugle. Il les présente avec verve et humour. Il rend sans cesse hommage à ses amis, insistant sur leurs prouesses musicales, leur virtuosité et leur inventivité. Alors chantent la Bretagne et l’Inde, le Cap Vert et le Brésil, Coltrane, Eddy Louiss et Don Cherry. Dans une subtile continuité, les airs populaires, dansants, émaillent chaque morceau et, si l’étroitesse au sol de la grotte ne contraignait pas à l’immobilité du public, l’ambiance fête de village trouverait à s’épanouir.
Cadeau de la terre, l’acoustique naturelle permet de ciseler chaque note, de jouer avec le silence. Les contrastes se fondent dans les nuances : les mélodies rapides, nerveuses s’étirent, les sons s’interpénètrent, limpides ou feutrés. La confiance, la générosité et l’amitié sont communicatives. Le public est en connivence, il est séduit, subjugué et remerciera les trois artistes par une standing ovation.
On peut imaginer que ce concert mémorable a imprégné la grotte et que flotte encore dans les drapés de pierre une petite envie de fredonner un air de bonheur.

Mercredi, concerts pendant le marché des producteurs

A Souillac, le marché de producteurs de mi-juillet est en jazz. Dès la fin de l’après-midi, les vitrines des marchands entourent la place Pierre Betz : les chalands pourront déguster les produits lotois, préparés sur les différents stands.
Très rapidement, les convives, nombreux, trouvent place aux longues tables installées au milieu des étals des producteurs locaux. Les familles se regroupent, les amis se retrouvent, les estivants se mêlent aux Souillagais. Alors le jazz sort de l’abbatiale : les sept Filibusters ont embouché leurs instruments et empoigné leurs baguettes et arpentent la place Pierre Betz. Ils donnent le la joyeux d’une soirée festive. Les fourchettes se suspendent, les oreilles et les regards se tournent et les sourires éclairent les visages. Joyeuse, tonique et entraînante, la fanfare promène le jazz de table en table.
Puis les Tire-Bouchons montent sur scène quand la pénombre gagne l’espace. Le quartet toulousain de jazz manouche, fervent admirateur de Django Reinhardt, alterne airs connus et compositions personnelles. On reconnaît, on fredonne, on marque le rythme, on se régale.
On se donne rendez-vous pour le lendemain, grande journée de musique avec des concerts dans les rues tout au long de la journée et la double soirée grande scène, Three Days of Forest et Andreas  Schaerer Quartet.

Depuis 20 ans, la vieille abbaye romane se concentre, le temps d’un festival sur des musiques de jazz. Or, pour cet anniversaire, une surprise lui est réservée : avant que ne commencent les concerts, une contrebasse et un banjo se dévoilent sur une terrasse, des saxophones et une trompette jaillissent aux plus hautes fenêtres et la vingtaine de chanteuses du chœur lotois Altichoeur entonne Oh when the Saints (marching vers la majestueuse Sainte Marie?).

Puis place à la jeunesse et à Three Days of Forest, un groupe lauréat de Jazz Migration, dispositif d’accompagnement des jeunes musiciens. L’Association Jazzé Croisé, AJC, collectif de 80 diffuseurs (festivals, clubs, scènes labellisées,…) défend une programmation réfléchie, construite sur une idée militante et progressiste du jazz : contemporain, créatif, généreux et dont le propos s’inscrit dans le cadre de projets culturels affirmés et citoyens. Elle choisit chaque année quatre groupes de jeunes musiciens qui trouvent des scènes dans le collectif, dont Souillac en jazz.

C’est pourquoi avec Three Days of Forest, le jazz émergent français, neuf, occupe le premier la grande scène de cette 44e édition.

 

Three Days of Forest

Angela Flahault, voix ; Florian Satche, batterie ; Séverine Morfin, alto

Trois musiciens vêtus de rouge et noir abordent la soirée avec un rock en anglais, que, rapidement, la chanteuse Angela Flahault transforme en longue mélodie devenue langoureuse. Le Beffroi n’est pas en reste, dont les cloches égrènent les notes sur les derniers sons de la chanson.

Angela explique le concept du projet : chanter des textes de deux poétesses afro-américaines, Rita Dove et Gwendolyn Brooks. On comprend vite qu’il ne s’agit pas de douces paroles sur de mièvres musiques, mais au contraire d’une poésie grinçante et revendicatrice, une poésie féminine de combat : « Je chanterai d’une façon terrible. » Avec la même pugnacité et la même puissance vitale que les poèmes doux et violents des deux poétesses, Three Days of Forest expose Souillac en jazz à l’énergie et à la liberté créatrice de leur jeunesse. Fluides et limpides, les chants de la voix et du violon se font rauques, écorchés, dissonants. Sur des ruptures de rythme, les contrastes rebondissent, car les mots disent une réalité âpre et violente. Tout est instable, tout est remis en question, sans cesse. Mais, flagrant, le plaisir de jouer ne s’efface jamais des sourires d’Angela, Séverine et Florian. Sans concession, sans peur de rudoyer les mélodies, ils revendiquent en rap, ponctuent un cantique d’un cri déchirant ou déchaînent un rock. Extrêmement expressive, la musique décolle les textes de leurs mots, les mêle à des audaces sonores.

Sous les murs éclairés de l’abbaye multicentenaire, le jazz, musique infatigable, voit poindre son futur.

 

Andreas Schaerer quartet, « A Novel of Anomaly »

Andreas Schaerer, voix ; Luciano Bondini, accordéon ; Kalle Kalima, guitare ; Jarrod Xagwin, batterie

Alors que s’effacent doucement des mémoires les trépidances de Three Days of Forest, un long duo accordéon tambourin accueille l’agilité vocale du chanteur et beatboxer Andreas Schaerer. Venu de Suisse avec un quartet on ne peut plus cosmopolite, avec un batteur étatsunien, un accordéoniste italien et un guitariste finlandais, Andreas Schaerer déploie sa voix, instrument vocal funambule, rapide, agile, fuyant vers les aigus ou déployant une mélodie charnelle. Des chants expressifs, sans paroles pourtant, racontent par le texte musique un lyrisme tendre.

Puis les langues échappées de Babel, l’italien, le finnois, l’anglais et d’autres plus secrètes se fondent dans les performances du beatboxer. Les longs morceaux servent d’écrins aux solos. Le grand tambourin, sans doute un kanjira, se tend vers le ciel ; les doigts sonnent sur la peau dans une incantation envoûtante. Obsédant,le rythme accélère alors qu’une voix grave module un air sensuel, puissant. Le son est au cœur du concert, recherche d’une infinité d’intensités, de tessitures, de résonances, d’associations, de mélanges. Si le groupe joue dans une très grande cohésion, les dialogues poussent chacun à explorer les recoins les plus secrets des mélodies. La performance vocale d’Andreas Schaerer éblouit : sons de gorge et claps de bouche naissent ensemble d’une même vibration humaine. Plusieurs morceaux du guitariste amenent le rock et les effluves de l’Afrique sonore au panorama babélien. Pour le rappel, un yodl autrichien finit la soirée en poésie. Les spectateurs se lèvent et saluent les musiciens en standing ovation.

 

Vendredi – concert du soir.

Henri Texier, contrebasse ; Sébastien Texier, saxophones et clarinettes ; François Corneloup, saxophone baryton ; Manu Codjia, guitare ; Gautier Garrigue, batterie

La place devant l’abbatiale s’est lentement remplie pour écouter le multigénérationnel quintet d’Henri Texier. Au début, la facture semble très classique : un long solo à la contrebasse propose une mélodie grave, puis les instruments entrent l’un après l’autre pour déclarer le thème ensemble. Ils reprennent chacun la parole à tour de rôle et une reprise de la mélodie clôt le morceau. Habituel, le thème, les chorus, le thème. Pourtant, quelque chose perturbe ce rouage rodé : les solos sont extrêmement longs, grands espaces de liberté dans un paysage simple, moments étendus pour broder en dentelle ou en découdre en puissance. Et tel un tableau ou une sculpture qui naîtrait devant le public, le groupe joue des couleurs et des textures de chaque instrument : il dessine « Les là-bas » et les humains qui les peuplent, « Sand Woman », « Hungry Man » et l’Indien Micmac du Canada. Au-delà des chorus, les instrumentistes interagissent entre eux, dialoguent et éclairent des images complexes. Puis ensemble ils jouent « Amir », un morceau composé et joué en contrebasse solo par Henri Texier dans les années 1970. Ils arrivent à l’intime, à la spiritualité et au corps, au gré de la sobre clarinette, du duveté du sax baryton et de l’exacte délicatesse de la guitare ; ils arrivent à l’essence, à deux notes jouées sur une contrebasse, qui suspendent le temps et l’espace. Après un court dialogue avec le contrebassiste, le batteur se dévoile, longtemps, puissamment. « Quand tout s’arrête », le temps d’un rappel, plusieurs centaines de personnes voyagent aux là-bas de la beauté.

 

Samedi – Avishaï Cohen

Avishai Cohen, contrebasse ; Elchon Shirinov, piano ; Noam David, batterie

Sous le ballet des hirondelles, au centre de la scène, Avishai Cohen empoigne sa contrebasse. Il attend. Dans le silence de la curiosité bienveillante de spectateurs déjà sous le charme, le piano expose une petite mélodie., marquée par un frappé léger à la batterie. Alors la contrebasse entre dans la musique : l’homme fait corps avec la caisse arrondie au bois presque rouge, il danse avec elle,  l’enveloppe, la secoue, la contourne, la berce, la tapote, la caresse, l’exhorte, la regarde dans l’expectative, lui sourit. Parfois, l’archet glisse avec force sur les cordes. Ensemble, ils trouvent dans des chants inspirés des traditions de l’est et d’Israël la source des mélodies. Des phrases menues, presque des refrains ou des berceuses enfantines, jaillissent du piano et de la batterie. Comme L’Art poétique de Verlaine, celui d’Avishai Cohen préfère l’impair : 5, 7, 9 temps alternent et se combinent créant une musique unique. C’est fini, on n’a pas vu le temps passer. Non, impossible, le contrebassiste invite le public à se coller à la scène : le trio joue deux autres morceaux. La cohésion avec le public est palpable, on ne peut pas se quitter ainsi. Il revient, seul et chante les poignants Alfonsina y el mar et Sometimes I Feel Like a Motherless Child. Tout est à l’unisson de ces chants puissants.

Textes Marie-Françoise Govin, photos Alain Cartier

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