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Respire, le Jazz grandeur nature

Du 1er au 3 juillet la 13ème édition du festival Respire Jazz – le Jazz grandeur nature –  s’est déroulée comme chaque année dans le cadre idyllique de l’Abbaye de Puypéroux (XIème siècle), près du village de Montmoreau, au sud d’Angoulême, en pleine campagne charentaise.
Après avoir posé nos valises au paisible moulin de Rouhaut, où nos hôtes attentionnés nous accueillent avec gentillesse et générosité dans leur belle propriété magnifiquement fleurie et richement arborée d’un parc aux multiples essences, nous regagnons le festival qui cette année présente quelques modifications par rapport à la disposition et l’organisation des années précédentes : l’entrée se fait par la grange qui abritera plusieurs formations, et la scène qui se trouve dans la cour intérieure a été déplacée à droite de l’église, un pivotement qui paraît plus pertinent et plus logique pour accueillir davantage de spectateurs dans de bonnes conditions acoustiques.

Après une introduction en fanfare de l’Orphéon MéléHouatts de l’Ecole Départementale de Musique Sud Charente, place au premier récital qui débute un peu tôt, à 20h (au lieu de 21h les années précédentes, ce qui eût été préférable pour diverses raisons logistiques, notamment pour ceux qui préfèrent dîner tranquillement avant le concert), avec la formation en nonet du batteur Bruno TOCANNE et du contrebassiste Bernard SANTACRUZ,  dans un récital qui s’inspire directement de l’œuvre futuriste de la pianiste et compositrice Carla BLEY, paroles du poète Paul HAINES, « Escalator Over the Hills » (1972), une sorte d’opéra Jazz expérimental d’avant garde assez long et assez typique de l’époque, œuvre que je ne connaissais pas et n’ai pas encore écouté, où, d’après mes renseignements, se mêlent diverses influences allant du rock à la musique indienne en passant par le classique contemporain, l’expérimentation électronique, la fusion et le free Jazz, et qui de l’avis même des critiques de l’époque, avait laissé les mélomanes et les spécialistes quelque peu perplexes.
Plusieurs musiciens emblématiques (environ une quarantaine) avaient participé à l’enregistrement de cette fresque ultra moderne qui a été éditée en 1972 en 3 albums 33 tours : citons Gato BARBIERI, John McLAUGHLIN, Sheila JORDAN, Paul MOTIAN Jack BRUCE, Linda RONSDADT, Jeanne LEE, Paul JONES, Don CHERRY, Roswell RUDD, Don PRESTON, VIVA, etc…
Le nonet est constitué de musiciens confirmés,  Sophia DOMANCICH au piano, Alain BLESSING  à la guitare, Rémi GAUDILLAT et Fred ROUDET respectivement à la trompette et au bugle, Antoine LANG à la voix, Olivier THEMINES aux clarinettes, Jean COHEN aux saxophones.
C’est donc vers une interprétation résolument fidèle à la version originale (d’après Philippe VINCENT), avec lecture sur partitions, que l’Octet aborde cet hommage à Carla BLEY et à son œuvre opératique.
Le concert débute avec l’ouverture « Escalator over the Hill », suivi par « Rawalpindi Blues » et d’emblée la perplexité se fait sentir dans une partie de l’auditoire.
Une sorte de grondement orchestral s’installe sur des tempi assez lents, ponctué de quelques solos abstraits et suivis par l’intervention du chanteur en anglais avec des textes incompréhensibles issus du livret original du poète Paul HAINES, jugé à l’époque « surréaliste » et « dénué de sens », et auquel le public de ce soir n’est comme moi guère averti. Cette situation sonore assez rude se poursuivant, une partie de l’audience, visiblement peu familiarisée avec la pièce déconcertante de Carla BLEY, quitte la salle, tandis que le récital se poursuit dans la même veine. Une musique difficile et peu festive qui s’adresse à des « happy few » (ou unhappy….), assez ingrate pour un début de festival.
Le free Jazz ou le Jazz d’avant garde a ses adeptes dont je ne fais pas partie, mais bien entendu je n’en dégoûte pas les amateurs, mon opinion est strictement personnelle mais je la partage sans ambiguïté…

On change radicalement d’atmosphère avec la chanteuse brésilienne Agathe IRACEMA et son trio composé du pianiste Leonardo MONTANA, du contrebassiste Christophe WALLEME et du batteur Stéphane ADSUAR.
Formation classique donc du trio accompagnateur d’une chanteuse dans un répertoire éclectique où se côtoient diverses influences.
Tout de suite je suis conquis par la voix douce, sensuelle et mélodieuse de la chanteuse, pleine de charme, une agréable caresse après la rudesse de la première partie.
Le répertoire éclectique de la chanteuse s’étend de la bossa nova en passant par la chanson française avec Edith PIAF « Les Mots d’Amour » –  (le thème du récital c’était l’amour, l’amour éternel) –  les BEATLES avec « Eleonor Rigby », la chanteuse américaine Carole KING, et les grands brésiliens Milton NASCIMENTO et Antonio Carlos JOBIM, elle chante avec la même aisance en portugais, en français ou en anglais.
Respectueuse de la qualité mélodique des chansons, Agathe IRACEMA nous charme par son bon goût et son sens de l’équilibre vocal, jamais dans l’excès ou dans la virtuosité gratuite, et remarquablement soutenu par un trio très attentif qui laisse de la place à d’excellents solos de piano et de contrebasse.
Agathe IRACEMA est la fille du contrebassiste brésilien Rubens SANTANA ; encouragée par la chanteuse américaine Sheila JORDAN, elle forme son premier quartet à l’âge de 15 ans, et en 2011 le « Brazilian Music Band » où elle redécouvre ses racines brésiliennes.
Son premier  disque « Feeling Alive » est sorti en 2015 avec le trio de Laurent COULONDRE  au piano.
Souhaitons qu’elle enregistre d’autres disques très prochainement.

Le programme du samedi 2 juillet commence un peu trop tôt à mon goût, à 14h, avec la conférence de Laurent de WILDE sur Thelonious MONK dans une salle pleine à craquer – 14h30 ou 15h aurait été préférable pour avoir le temps de déjeuner et passer un moment agréable dans l’excellent restaurant « Le Bistroquet » à Montmoreau.
Tout de suite le conférencier se précipite sur le piano droit pour nous présenter un thème de MONK, « Monk’s Mood », typique de l’univers si singulier du compositeur de génie qui a laissé un magnifique ensemble de compositions dont certains sont devenus des standards du Jazz.
Pour Laurent de WILDE, la musique de Monk auquel il a consacré un livre publié chez Folio (ainsi qu’un remarquable essai sur « Les Fous du Son ») , est inimitable et unique, elle vient directement de son cerveau comme celle de Mozart ou de Schubert, avec ses frottements harmoniques, ses rebondissements rythmiques, ses accords dissonants, ses mélodies circulaires parfois abruptes parfois tendres qui font penser à des comptines enfantines et que l’on peut immédiatement identifier et mémoriser.
MONK est arrivé à un moment crucial de l’histoire du Jazz, la naissance du style Bop, véritable révolution musicale et culturelle où les musiciens Afro-Américains prennent conscience de leur valeur intellectuelle et humaine, de leurs revendications raciales et sociales, loin de la soumission débonnaire et souriante de certains de leurs prédécesseurs comme Louis ARMSTRONG (sans remettre en  question son génie de musicien).
Le Bop est né à Harlem et joué sur la 52ème rue avec des tempi follement rapides, des rythmes effrénés, une complexité harmonique nouvelle qui vise à décourager les musiciens de la génération précédente, et à affirmer une identité plus combative, plus politique et plus forte.
MONK est un pianiste et compositeur totalement à part dans la  révolution Bop et dans le Jazz en général, avec une vision créatrice différente, une technique pianistique bien à lui, un jeu très physique (il ne ménage pas le piano en frappant très fort les notes avec les doigts à plat), des mélodies originales et angulaires .
Laurent de WILDE nous raconte la fameuse séance d’enregistrement avec Miles DAVIS et son « trou » en plein milieu du morceau, quand après un long silence accompagné par la contrebasse et la batterie, Miles le reprend avec une citation du thème qui fait repartir MONK dans un solo rapide.
MONK enregistre son premier disque sous son nom à l’âge de 30 ans en 1947 – ce qui est fort tard pour un musicien de Jazz  – pour le label Blue Note, avec une vingtaine de thèmes personnels qui décontenancent la critique et les musiciens contemporains.
Il connait pas mal de difficultés jusqu’au début des années 1950, privé de sa carte syndicale pendant 6 ans à cause d’une histoire de drogue, pour pouvoir jouer dans les clubs.
En 1955 il enregistre l’album « Brillant Corners » avec plusieurs compositions originales qui le fait connaître du grand public.
Sa carrière démarre alors véritablement, il peut jouer dans les clubs grâce à l’intervention de son amie Pannonica de  KOENIGSWARTER (de la branche anglaise des ROTHSCHILD) qui restera toute sa vie sa bienfaitrice et sa logeuse.
C’est avec son quartet régulier composé du saxophoniste Charlie ROUSE, du contrebassiste John ORE (plus tard rempacé par Butch WARREN), du batteur Ben RILEY, et sous la responsabilité du  producteur Teo MACERRO, que MONK fera une magnifique série de disques qui restent aujourd’hui des références absolues dans le monde du Jazz.
Mais les problèmes de santé mentale (peut-être le syndrome de Gilles de la Tourette) ont pesé sur sa vie et sur sa création et il a passé les dernières années de sa vie reclus dans la propriété de son amie la baronne.
Cette conférence passionnante et fort bien menée aurait pu durer plus longtemps mais le temps presse, Philippe VINCENT s’agite pour signaler à l’orateur la suite du programme, et d’autres concerts nous attendent.

Les deux récitals suivants ont lieu dans la grange où se presse une foule compacte assise sur des bottes de paille.
Par crainte d’une recrudescence du Covid, nous préférons rester à l’extérieur du bâtiment sous un intense soleil.
Deux formations se succèdent : la première Azulera Quartet, rassemble Mathilde GARDIEN à la voix, Romain SALMON à la guitare, Matis RAGNAULT à la basse, et Ananda BRANDAO la batterie, musiciens formés au centre Didier LOCKWOOD, dans un répertoire original en plusieurs langues qui mêle le Jazz moderne et la musique populaire brésilienne.

Une musique feutrée, douce et agréable, sans aspérités, une formation à la recherche d’une personnalité plus affirmée.
La seconde formation, Léna AUBERT Quartet,  fait la part belle aux cordes.
Constitué de la violoniste Lisa MURCIA, du pianiste Noé DEGALLE, du batteur Emile RAMEAU, et de la charentaise Léna AUBERT à la contrebasse et à la voix, nous donne un Jazz de bonne facture mais un peu impersonnel avec de longs solos de batterie, et des séquences improvisées.
Respire Jazz donne à des jeunes artistes en devenir la possibilité de se produire devant un  public de connaisseurs et  d’amateurs,  et de trouver leur cheminement, leur style et leur personnalité propre, ce qui est une excellente chose.
On se rappelle l’année dernière de la prestation de la jeune violoniste Albertine OBERT qui nous avait impressionnés par sa maturité déjà bien affirmée, sa parfaite technique instrumentale et sa forte personnalité.

Le concert du soir débute à 20H sous un beau ciel sans nuages avec le sextette « Louise » du saxophoniste Emile PARISIEN pour un hommage à la sculptrice Louise BOURGEOIS, et qui a fait récemment l’objet d’un disque (son septième sous son nom), avec des musiciens américains.
Il est constitué du guitariste Manu CODJA, du pianiste Julien TOUERY, du trompettiste Yoann LOUSTALOT, du contrebassiste Simon TAILLEU, et du batteur Gautier GARRIGUE.
On est immédiatement séduit par la clarté du discours musical avec un Jazz clair et bien structuré, dynamique, et une parfaite cohésion entre les musiciens, tous excellents, et surtout les longues improvisations époustouflantes parfaitement maîtrisées d’Émile PARISIEN au saxophone soprano qui vous laissent dans une euphorique tension.

Le récital est essentiellement construit autour de ses propres compositions, « Jojo » est un hommage au pianiste allemand Joaquim KUHN, « Memento » une jolie ballade écrite en hommage à sa mère qui nous vaut un superbe solo de batterie.
Un concert plein d’énergie, de sensibilité et de vitalité qui a véritablement enthousiasmé le public, avec un final grandiose, on en attendait pas moins d’un musicien très doué et très complet habité par un Jazz inventif et lyrique qui nous surprend à chaque prestation par sa fougue et sa virtuosité très musicale.

Quatrième et dernier concert de la journée avec la saxophoniste Jeanne MICHARD et son « Latin Quartet » dans un style bien différent du précédent.
Une rencontre entre le Jazz et la musique latino-américaine avec Clément SIMON au piano, Mauricio CONJIU à la contrebasse, Natasha ROGERS et Pedro BARRIOS aux percussions.
Voilà une musique qui donne immédiatement envie de danser, de bouger, le saxophone ténor de Jeanne MICHARD a une sonorité feutrée des plus agréables qui peut rappeler les souffleurs Al COHN et Zoot SIMS, et le quintet un sens du swing à la cubaine avec les deux percussionnistes très actifs qui donnent une bonne assise de swing latin à la formation.
« Tumbao » est un  hommage au jeune pianiste cubain Alfredo RODRIGUEZ, suivi par le thème « Acuerdate de tus Sueños »,  et d’une réinterprétation très délicate de « Fleurette Africaine » de Duke ELLINGTON.
Suivent « Si Señor, como No » et « Fuerte », une chanson de la chanteuse canadienne Nelly FURTADO, et un thème de MONK pour conclure cette belle soirée.
Les arrangements des pièces sont excellents et toujours soutenus par une intense présence de la  percussion « à la cubaine », avec un long solo plein de vitalité de la percussionniste Natasha ROGERS, une spécialiste qui a déjà participé à plusieurs formations similaires.
Un récital très réussi auquel il manque un tout petit grain de folie tropicale pour que le set soit parfait.

Jeanne Michard
Lena Aubert

Dimanche 3 juillet, dernier jour du festival.
Nous arrivons dans l’après-midi pour le concert en trio de Laurent de WILDE, « New Monk Trio », cette formation de choc qui s’attache à rendre hommage à sa façon à l’immense talent de Thelonious MONK.
Un génie du Jazz, un personnage original.
Comme MONK, Laurent de WILDE a une approche rugueuse et percussive du piano, avec un gros son et des accords plaqués.
Il est magnifiquement soutenu par le contrebassiste Diego IMBERT et par le toujours souriant Donald KONTOMANOU – deux musiciens d’expérience qu’il n’est pas besoin de présenter.

Le premier morceau de Monk est le  célèbre « Misterioso », un blues en si bémol – comme nous l’explique le pianiste qui intervient entre les morceaux –  tous les blues de MONK sont en si bémol.
Sur « Thelonious », ça crépite dans tous les sens avec un superbe solo de Donald CONTOMANOU.
« Monk’s Mood » complètement revisité a d’abord connu plusieurs titres : « Why do You Evade Facts » et « That’s the Way I Feel Now ».
Le seul grand tube de MONK « Round Midnight » devenu un standard joué par des centaines d’interprètes, est pris avec un tempo très rapide, encore un thème qui est totalement revisité et qui n’a plus grand rapport avec la ballade langoureuse  sur tempo lent que l’on connait.
Après « Four in One », c’est « Pannonica » en hommage à la protectrice des musiciens de Jazz, avec une séquence en stride.
Le récital se termine avec « Coming on the Hudson » et « Locomotive », un thème carré joué sur un tempo très lent – trop lent ?
J’avoue avoir été surpris et quelque peu déconcerté par la réinterprétation des thèmes de MONK souvent totalement déstructurés, reconstruits, transformés, de telle manière qu’on a parfois du mal à les reconnaître.
Le festival s’achève trop rapidement avec la fanfare « Old School Funky Family », huit jeunes instrumentistes, piano électrique, basse électrique, sousbassophone, saxo soprano, saxo alto, saxo ténor, saxo baryton, batterie, avec des compositions originales qui déménagent.

Le tout dans une ambiance joyeuse, festive et dans la bonne humeur, avec beaucoup d’énergie, de densité musicale et de swing, pour terminer ce festival encore une fois très éclectique dans ses choix, et qui est passé bien trop rapidement comme toutes les bonnes choses.
Nous avons hâte de revenir l’année prochaine en Charente  pour nous détendre, visiter des sites intéressants, et écouter de la bonne musique dans une atmosphère décontractée et amicale.
Félicitations à la famille PERCHAUD et à tous les partenaires et bénévoles pour cette belle initiative, cette belle entreprise culturelle, ce festival est une réussite totale avec une présentation musicale toujours intéressante et pleine de surprises.

Michel d’ARCANGUES, texte
Dominique PELLETIER, photos

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