Jazz à Luz #34 – Luz-Saint-Sauveur, 13 juillet 2025
Ricochets
On ne qualifiera pas non plus d’« apparition» celle de la pianiste polonaise, et désormais amstellodamoise, Marta Warelis (p) au côté d’Andy Moor (elg), enfouie qu’elle était dans sa chevelure, penchée sur le clavier sans un regard pour son partenaire, avec la musique pour seul repère. Sur les coups sourds frappés à plat au dos de la guitare, elle déclencha une averse de grêle suraiguë qui, s’éternisant, prit la forme d’un immense rideau perlé à la Nancarrow, puis d’un nuage, d’un brouillard givrant piquetant le tympan d’aiguilles glacées. Saisissante entrée en matière que le passage à la brosse à reluire du manche de la guitare fit monter en puissance. Ces gestes antagonistes étaient de ceux qui mettent en évidence, au contraire, une capacité de réaction immédiate à ce qui soudain se propose. Un long solo de piano laissa le temps à Andy Moor de régler son instrument ; à son retour, violent, orageux, par un large balayage allant s’accélérant, Marta Warelis répondit par le genre de course ultra-rapide au travers du clavier qui déclenche aussitôt, par une sorte de réflexe pavlovien, la référence à Cecil Taylor. Mais, polarisé sur un petit ambitus, avec des insistances, un staccato et une articulation, un timbre, une couleur par-dessus tout qui lui sont propres, Warelis défie ce genre d’approximations. À la faveur d’un retour au calme, elle sollicita alors l’intérieur du piano, à l’archet tout d’abord, pour des notes rasantes de scie circulaire auxquelles il fut répondu du cordier, puis du manche par des fouissements graves, puis de l’ongle sur le filetage des cordes graves. Les gestes toujours lisibles, les formes dessinées fermement par le guitariste, la clarté du jeu et du propos de la pianiste, leur commune décision, leur dosage commun entre insistances et passages évolutifs évite avec maestria les deux écueils de l’automatisme et de la divagation.
Dans l’attente de l’ébranlement qu’on a dit, ma voisine lisait passionnément (on la comprend) l’Histoire d’un ruisseau. Élisée Reclus y décrit entre autres merveilles les « sinuosités et les remous » d’un ruisseau : « Dans le lit commun, chaque gouttelette a son cours particulier, bizarre série de courbes verticales, horizontales, obliques, comprises dans les grands méandres du ruisseau ». Il conclut ainsi son observation méticuleuse : d’obstacle en obstacle « de la source à l’embouchure, c’est un long ricochet de l’eau entre les deux rivages. Les rondeurs convexes et concaves alternent le long des bords ; c’est un rythme, une musique pour le regard.1 » Comme dans le gave du Bastan qui traverse Luz, nous avions eu là, ensemble, l’eau, les rochers, leurs masses et leur courants, le ricochet, et le regard pour la musique.
C’est justement de cela qu’il allait s’agir quand, dès la sortie l’on était attiré vers l’estrade dressée dans le Parc Massoubre où se jouait cette scène. Littéralement. Elle mettait aux prises Terrie Hessels (elg) et Emma Fischer (peintre). « Scène » parce que, par-delà musique et peinture, théâtre et mise en scène étaient au menu. Il ne faut pas attendre de telles rencontres des chefs-d’œuvre de musées, coupés de leur source. Une vidéo même ne rendra que pauvrement ce qui se jouait, entre les artistes mais aussi avec le public qui assista au spectacle, livré comme sur un ring, par échanges coup pour coup, l’humour en plus. Plus que de tout autre chose, c’est le rythme impulsé par une guitare principalement ludique qui se traduisait en taches de couleur généreusement distribuées, apposées dans la seconde d’une raclette, puisant généreusement dans le pot de jaune, de rose nacré ou de bleu ciel. Des vigoureux plaquages de Hessels, résultait donc une impossible synthèse entre Toroni et Riopelle. Régularité de l’un, empâtement de l’autre, le tout passé avec le sourire au chinois d’une sensibilité pastel. Les accords plaqués s’imprimèrent en points sur la toile, et quand un bottleneck – ou un tournevis généreusement prêté – généra des glissandi, ils se muèrent immédiatement en ondulations. En somme, c’était Chladni fait femme. Mais Emma Fischer n’était pas un tas de sable fin : une révolte de la peinture renvoya les provocations à leur expéditeur en retournant à la volée une épaisse giclée de rouge qui sécha entre le la et le ré d’une guitare qui en avait vu d’autres.
Avec infiniment plus de recueillement, la table-ronde en hommage à Barre Phillips de l’après-midi réunissait autour d’Anne Montaron quatre artistes qui, chacun, avait son mot à dire, son témoignage à apporter sur la personnalité rayonnante, bienveillante, curieuse et exigeante du contrebassiste récemment disparu mais dont l’empreinte subsistera longtemps. Entre deux concerts, Lê Quan Ninh (perc.), Catherine Jauniaux (vcl), Vincent Ferrand (b) et Emmanuelle Pépin (danse) évoquèrent donc les circonstances d’une rencontre qui souvent confirma un choix, décida d’une orientation, ou simplement impressionna par sa simplicité, son ouverture, sa faculté à s’accorder aux circonstances et à transmettre son expérience. Anne Montaron cita l’Abécédaire de Lê Quan Ninh, résumant l’art de Barre Phillips : « le mouvement de la feuille dans le vent », et Catherine Jauniaux cita Bobin : « Que le cœur de ceux qui meurent explose de joie. » On pouvait aussi penser à Henry Miller : Barre, c’était un « sourire au pied de l’échelle ».
Les quatre réunis n’avaient plus que le temps de se préparer à gagner la Maison de la Vallée pour leur deuxième performance. C’était un rien ingrat. Jouer une deuxième fois après avoir suscité l’émotion par la parole, il sembla que chacun avait épuisé ses recours. Une entrée très rituelle, un par un, dans une attitude figée, voire compassée, de tableaux vivants, beaucoup de silence qui semblait plus gêné qu’habité, il parût que chacun se replia sur son savoir-faire. Lê Quan Ninh éplucha ses pommes de pins, Catherine Jauniaux puisa dans son sac de chuchotis – il fallait aller chercher le son sur scène – Emmanuelle Pépin illustra pointilleusement chaque intervention. Le cœur manquait, resté sur la table (ronde) et nous sur notre faim. Espérons qu’on pourra lire ailleurs un compte rendu plus enthousiaste de leur premier concert.
Dans ces conditions, alors que le plafond nuageux descendait sur Luz, un détour par le bar du Ti’Pic s’imposait, une foule dense se pressait en terrasse et sur la place pour entendre Love Zone, un groupe de trois filles, énervées – on les comprend – mais aimables : Charlène Moura (bars, dms, vcl), Marlène Rostaing (vcl, effets), Marion Pouëssel (as, kbd, vcl). Du brouhaha émerge le baryton, vaillant, et du chant, presque inaudible (affleure par instant des paroles comme : « le méchant sanglier des bois… on arrive dans une zone d’amour à défendre » et plus loin : « Quand je fais ce que je veux, ça ne veut pas dire que je fais n’importe quoi… ». Tout le monde semble acquiescer, bière en main pour les plus chanceux. Des formes hybrides, de la banda au féminin, un peu de free, de la techno homemade, du rap, du yodle, du slave… avec, en finale, sur l’air de Frère Jacques et le ton de Janis Joplin, une apostrophe : « Allez-vous nous faire aimer ? » Le secteur « animation de rue » en pleine évolution…
Deux ans auparavant, Isabelle Duthoit(vcl, cl) avait sidéré en compagnie d’Andy Moor et de Steve Heather. Ceux-ci avaient soutenu d’une énergie « rock » la voix de Duthoit qui semblait passer en s’aiguisant au travers d’une masse compacte. Biliana Voutchkova (v, vcl) ne proposa guère autre chose que les affouillages peu denses qu’elle avait servis la veille à Susanna Santos-Silva. Le vocabulaire restreint dont elle ne se départit pas laissait par sa neutralité relative le champ largement ouvert à la chanteuse qui, de son côté, s’en tint longuement au seul registre des craquements de voix hypertrophiés, lesquels, l’attention ainsi focalisée, vampirisèrent le duo. Ceci d’autant mieux qu’une mise en scène parfaitement maîtrisée matérialisait le cours de la voix semblant venir des mains et, modulé par elles, remonter par les poignets, les avant-bras, les bras jusqu’aux épaules et aux lèvres, qui ne paraissaient former qu’un cadre d’où s’échapper venu de plus loin, par l’étroit conduit du larynx, strié, hachuré, fileté. Sa partenaire, ancillarisée, sembla se satisfaire d’une position qui ne changea pas. Que Duthoit, par instant, libéra de fameux nightbirds de la volière de sa gorge n’y fit rien, et pas davantage de brefs passages à la clarinette. Allant jusqu’à faire voyager sans escale un même son de son corps à celui de l’instrument et produire de la sorte de superbes unissons, elle constitua un duo à elle seule. L’adjonction surprise, in fine,de Félicie Bazilaire (electr.) ne modifia en rien la donne. Faute d’avoir pu l’entendre dans le solo qu’elle proposait un peu auparavant, Otos, promis comme un « moment suspendu » ; nous n’en n’avons saisi ce soir-là que la suspension.
Le temps d’un changement de plateau sous le grand chapiteau et The Ex au complet fit le ménage. Ses membres, présents tout au long du festival, une fois rassemblés, reconstituèrent l’énergie ravageuse qu’on lui connaît. Nous avions eu, au fil des jours, la puissance contenue de Arnold de Boer (vcl, elg), la provocation ludique de Terrie Hessels (elg), la pertinence et l’efficacité d’Andy Moor (elg), la rigueur zen de Katherina Bornefeld (dms). Tout cela se donnait à lire, le plus souvent en creux, dans le concert final, débridé, d’un groupe légendaire, rompu à toutes les scènes, et qui pouvait délivrer enfin, sous la forme d’un pur concert de rock du meilleur aloi, toute cette expérience accumulée. Les arpentages avant-arrière de Terrie, son feu au plancher sur chaussettes vertes et sa guitare à tête de gaffophone ; la prise de micro et les allures survoltées d’Arnold, la tête dans le cou ; le bermuda d’Andy nettoyant ses six cordes à grands coups de brosse ; et avec tout cela, la présence de Katherina, queue de cheval et serre-tête, sage T-shirt gris à pois blancs que l’on croirait d’un mannequin pour Marie-Claire, droite, sourire imperturbable derrière ses fûts, tout cela désignait à la fois l’inscription historique et la plus ancrée, de The Ex dans le champ du rock et les points de fuite qui font sa singularité… et sa légitimité à Luz, s’il en était besoin.
Philippe Alen, textes
Jean-Yves Molinari, photos
Yann Causse, Interview
1Élisée Reclus, Histoire d’un ruisseau suivi de Histoire d’une montagne, Arthaud Poche, coll. « Les fondamentaux de l’écologie », p. 99.