Peel/Mondo

Ada Rave / Marta Warelis

Ada Rave (snino, ts), Marta Warelis (p)

Relative Pitch / Bandcamp

Date de sortie: 26/09/2025

Un duo saxophone-piano était, aux temps héroïques du jazz, une aventure singulière, un peu une curiosité ou un enjeu. Vint le temps où le « penser-son » supplanta le « penser-note », et donc mit toute question d’harmonie hors-jeu. Les enjeux ne furent plus les mêmes et toute association devint possible – et légitime. En 2025, les explorations sonores ont désormais retourné le champ ; la fusion de ces deux approches est un nouveau terrain d’expérience : témoin ce duo d’une pianiste polonaise et d’une saxophoniste argentine – de Patagonie.

Si Marta Warelis ne dédaigne pas recourir au piano préparé, elle utilise surtout son clavier pour y faire montre d’une sérieuse digitalité : vélocité, clarté du toucher, sa virtuosité fait la part belle à un staccato volubile et brillant sur lequel est fondé son jeu. De son côté Ada Rave n’est pas en reste au sopranino, avec lequel elle développe de longues lignes virevoltantes, mais fait état au ténor d’une économie qui confine à la rumination, procédant le plus souvent par brefs éclats, volées de copeaux taillés à même un beau bois brut aux veines sombres. Avec un son profond, rèche, raboteux, elle recueille l’héritage des « artisans du son » pour emprunter cette désignation – avec bonheur – à Michel Doneda. Non qu’elles se réduisent à l’une quelconque de ces tendances, bien au contraire : disons qu’elles ne se refusent rien.

Au piquetage nerveux et foisonnant de Marta Warelis répond – si l’on peut dire – le babillage d’Ada Rave au sopranino et, ensemble, elles saturent l’espace harmonique apparemment dépourvu de centre tonal. Toutefois cette averse de grêle venant à s’éclaircir, la pièce se conclut brutalement, comme frappée en plein vol. D’autres pièces seront mangées de silences subits, immotivés, qui, par leur répétition, prendront le sens de véritables trous dans le continuum du tissu musical. In the capricious garden suspend un moment son cours sur un fort bel unisson qui nous maintiendra longuement suspendu au-dessus du vide. Une note en l’air, par sa répétition, métamorphosera l’espace, devenu tout à coup cérémoniel. Instar multiplie encore ces silences de durées inégales. Enfin, les jeux de doigts ont cédé aux jeux de langue. Ailleurs la texture épaisse, gréseuse, de la sonorité d’Ada Rave au ténor, rèche et concentrée, sa façon d’effriter ses notes dans une manière qui n’est pas sans rappeler celle d’Evan Parker sur le même instrument, relèvent désormais d’une ascèse. Et lorsque de petites percussions à la résonance courte et mate prennent le relai, la cause est entendue. Il s’agit alors d’entendre la pièce à partir des éclats qui ont volé, comme on déduirait la forme d’une sculpture, en creux, en la recomposant en creux à partir de la collecte de ses déchets. D’autant que la préparation du piano a cassé la résonance au profit d’un léger grésillement qui fait écho à cet assèchement, lequel ne va pas sans certaine volupté.

En équilibre perpétuellement instable, la relation entre les deux musiciennes interroge la formule même du duo. Inséparables, mais indépendantes, elles évoluent dans un espace commun qui ne leur préexiste pas mais s’invente et se découvre rétrospectivement comme le simple résultat de leur progression. Une pièce, Tale Before Sunrise, voit son débit s’accélèrer, et, tandis que le discours se précise, se charger d’accords orageux qui éclatent en une pluie glacée avant de s’égoutter selon une dramaturgie aussi capricieuse que la météo d’altitude.

Dans First Strawberries, le calme revenu ayant dompté la faconde pianistique, prend l’allure d’une flânerie polytonale avant qu’au ténor une mélodie prenne, qui esquisse un précaire horizon harmonique. La conclusion de ce qui prend la forme d’une aventureuse errance, Rain into Flood, sollicite depetites percussions, un cliquetis, des froissements, des balayages, un menu carillonnage sur les cordes du piano, de soyeux glissandos d’une part, et des sons soufflés, étouffés, engorgés, la feinte timidité d’interventions parcimonieuses d’autre part, semblent reconstituer, modestement, la relation duelle qui s’était jusque-là donnée plutôt en creux. Ce qui n’est pas rien, on en conviendra : une intrigante épopée.

Philippe Alen

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Jazz actu·ELLES saison #2
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