Voix royales : Straight Horns en tournée




Henri Peyrous (ss), Olivier Thémines (cl). Bordeaux (L’Impromptu, 12/11), Varès (47) (Église Sainte-Marthe, 15/11), Juillaguet (Studio Rivière 16/11).

En cinq jours d’une petite tournée qui les aura conduits de Bordeaux à Sète en passant par Pézenas, Varès et Juillaguet, Straight Horns a fait le tour du monde qui s’offre aujourd’hui à des musiciens confiant à la seule musique – c’est un comble ! – le pouvoir d’émerveiller. Un café-concert de poche dans une métropole ; un salon de thé, un bistrot dans des villes moyennes ; une église et un beau studio confortable à la campagne ; tels sont les lieux d’accueil, strapontins ou sièges éjectables1, qui ont proposé à Henri Peyrous(ss) et Olivier Thémines (cl) les deux ou trois mètres carrés dont ils ont besoin pour faire vivre une musique que l’on n’entendra nulle part ailleurs. Un duo de cette nature rappelle nécessairement quelques-uns de ses rares devanciers : Steve Lacy et Steve Potts, Julius Hemphill et Oliver Lake à qui seront empruntés certains des thèmes

Un répertoire donc, un son. Une allégresse, un entrain. En revisitant une époque, en gros les décennies 60-80 qui, après avoir vigoureusement secoué le tronc du jazz, recueillaient les fruits tombés d’une époque libertaire pour composer un nouveau compotier, ils ont tiré de l’oubli nombre de pièces qui ne demandaient qu’à revivre. John Carter, Steve Lacy, Julius Hemphill, Oliver Lake, Ornette Coleman mais aussi Leo Smith seront de la fête, et Henri Peyrous lui-même apportera un grain de sel qui ne déparait pas.

À une distance respectable l’un de l’autre, sans l’échange d’un regard, comme un organisme vivant, c’est la ligne et le souffle mis en commun qui règle échappées et retrouvailles, passages de relai et point d’orgue à l’arrivée. Les thèmes d’Oliver Lake ou de Julius Hemphill ne sont certes pas des standards ; ils jouent d’asymétries, de torsions presque « fin de siècle ». Ceux de Lacy, par son usage particulier de la répétition, son jeu mouvant sur les intervalles (Flakes), sembleront plus domesticables que la suite relativement égarante de Leo Smith (Lake Michigan). Pourtant, la simplicité teintée d’humour de la présentation de chacune des pièces, leur exposition nette à deux voix puis la fluidité virtuose des improvisations tenues dans leur droit fil ont immédiatement conquis des audiences très différentes composées, ici d’urbains « informés » ou de musiciens à qui « on ne la fait pas », et là d’un public rural de voisins venus en curieux et en confiance. Tous se sont laissés prendre avec joie au tramail serré de Straight Horns.

Le mariage du soprano et de la clarinette, instruments de même tessiture mais de matière différente, allie subtilement le bois et le métal en les situant dans une troublante continuité. Si le soprano tient le dessus tandis que la clarinette assure la voix au timbre chaleureux qu’on pourrait dire « d’alto », tous les possibles sont exploités au cours d’échanges croisés qui vont de l’unisson ou d’ensembles sur toute sorte d’intervalles au dédoublement, au léger décalage, au contrechant tantôt libre tantôt illusion d’un quasi-fugué. Entendre en ce terme aussi bien l’évasion ou la fuite, la tangente, que l’évasion à deux, chacun de son côté mais reliés télépathiquement : en somme, un fugato. S’ensuit un entrelacs qui ouvre en grand les perspectives sur des thèmes jouant souvent eux-mêmes sur des écarts et des ambiguïtés. Les solos improvisés ne clament pas leur autonomie, ils prolongent plutôt, déplient le thème, le déploient, en exprime le suc en volutes et arabesques, brodent et festonnent librement, pirouettent de concert, au point qu’en dépit de la différence des timbres on puisse se méprendre sur l’identité des lignes. Un phrasé pur, dénué de tout recours aux « techniques étendues », expose à nu la dentelle de ces lacis complexes : le comble de la clarté, c’est l’éblouissement. Et si l’on peut sans trop de peine établir une filiation dans laquelle Jimmy Giuffre pour l’un et Steve Lacy pour l’autre font figure d’éclaireurs, un penchant pour la voltige se souviendrait de toute une histoire de la clarinette volubile depuis ses origines, tempérée par un goût sûr qui tournerait le dos aux gratuités baroques pour se tenir en permanence à l’écoute. Pour emboîter un instant le pas ou à l’inverse explorer d’autres voies et ouvrir largement le compas. Le tuilage permanent des voix s’alimente à une dynamique commune, intarissable, qui transporte et se transmet ; en somme : entraîne. Aussi, partout, lors de cette petite tournée, on assista à un cas particulièrement heureux de « folie à deux » reçue attentivement et partagée avec enthousiasme.


À Varès, le chevet semi-circulaire et l’absence de transept, un plafond de bois coiffant des murs de pierre font de l’église Sainte-Marthe un idéal studio de campagne. La beauté du lieu, avec son plan simple et large, ses matières, son acoustique étonnamment assez sèche ont offert un merveilleux écrin à Peyrouset Thémines. Mais à Juillaguet, c’est Kent Carter, lacyen historique, qui les accueillit et les adouba. Et si la signature de Lacy, ses fameuses secondes, restaient discrètes, c’était bien la preuve – en est-il encore besoin ? – que désormais l’appropriation de son répertoire a fait son chemin et qu’il peut s’envoler et vivre au-delà de lui. Straight Horns, dont le nom réfère sans ambiguités à son album éponyme (ainsi que Prospectus, le beau quartet dans lequel opère Peyrous) en explorant avec curiosité, aisance et discernement ces décennies délaissées, leur a ouvert une voie royale.

Philippe Alen, texte et photos
@pierremons3020, vidéo Youtube

1Ces derniers à Pézenas et à Sète les 13 et 14 novembre…

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