Les Tribus verticales « Esquisses paysagères pour saxophone solo »
Lionel Garcin (ss). Atelier IMIS, Montignac-Charente, 12/12/2025
Dans la journée, de grands vols de grues avaient survolé Montignac. Elles agrémentent leurs longues heures de vol par un continuel bavardage qui prévient de leur passage, et c’est d’abord à l’oreille qu’elles se signalent. Saluaient-elles, dans leur langage la venue peu après de celui qui, échappé de La Grande Volière1, s’est voué à se faire l’intercesseur de la gent ailée auprès des « bipèdes sans plumes », malheureux que nous sommes ? Muni d’un seul saxophone soprano, tout juste éventuellement prolongé à un bout d’un ballon de baudruche ou plongé de l’autre dans un bol de cuivre empli d’eau, si ce n’est simplement bouché, Lionel Garcin a sidéré une heure durant les quelques humains qui s’étaient rendus ce dimanche à l’appel des oiseaux.
Car c’est sans ambiguïtés qu’étaient présentées ces « Esquisses paysagères pour saxophone solo », sous-titre éclairant des Tribus Verticales, sur une affiche où défile comme aspirée par le ciel une murmuration d’étourneaux sous l’oeil impavide d’une demi-douzaine de corneilles perchées sur le squelette d’un arbre d’où elle semble essaimer.

Après avoir en quelques mots situé le syrinx, l’organe vocal des oiseaux, il s’engagea dans un solo dont la portée excédait de très loin la performance musicale, déjà ébouriffante. Le chant des oiseaux, on le sait, n’est en réalité pas réductible à l’image acoustique très simplifiée qu’en perçoit notre oreille. Des ornithologues avisés se sont rendu compte en ralentissant leurs enregistrements qu’une note entendue par nous en synthétisait une dizaine d’autres rendues indiscernables par la vitesse d’exécution du chant. Non compte tenu de fréquences par nous inaudibles, ni des sons multiples que permet leur organe double. Enfin, du cygne muet à l’aigle criard, de la mouette rieuse au goéland railleur, on ne compte pas les épithètes dont on a crédité nombre d’espèces : imitateur ou polyglotte, babillarde ou musicienne… Pour qualifier leur expression vocale, il a fallu balayer largement la langue pour établir un lexique évocateur. De la plainte à l’aboiement, du croassement au pépiement, loin de se contenter de chanter l’oiseau tousse, gargouille, beugle, ronronne, cliquète, tousse, jappe, mugit, chuinte ou ricane. Se mettre à leur école n’est donc pas se limiter à en imiter ce que l’on perçoit de leur mélodies, mais apprendre d’eux tout ce qui fait langage et, de là, produire son propre discours. En cela, ce solo relève de l’« exercice d’admiration » pour ce que ce mot contient de tension active et d’attitude créative.
Lionel Garcin a donc constitué une sorte d’espéranto, un vocabulaire inter-spécifique – comme cette langue artificielle est inter-nationale2 –, par lequel les oiseaux paraissent se parler entre eux en mêlant avec brio toutes ces modalités de la vocalisation, et cela selon une syntaxe qui leur appartient : répétitions, variations, silences ; un débit : calme ou précipité, uniforme ou heurté ; des vitesses : lentes ou vertigineuses. Sollicitant toutes les ressources de son instrument, ses clés et ses tampons, ses matières, feutre, roseau, métal, il fait droit aux ornithologues inventifs – ou simplement à l’écoute – qui ont distingué un « bruit de verre écrasé », de « crépitement de papier froissé » ou de « moulinet de canne à pêche » chez le rouge-queue noir ou la locustelle tachetée. L’enchaînement rapide, en un flux continu de sons perçants, étouffés, mutiples, de sifflements suraigus et de dynamiques contrastées est certes en soi spectaculaire, mais plus étonnant encore l’aisance avec laquelle se délivre cette prosopopée.
On a entendu le pic tambouriner, l’effraie chuinter, et chacun selon ses compétences a réveillé les oiseaux de sa mémoire, mais au travers de ces évocations tous ont entendu « l’oiseau ». Et ceci justement parce que Lionel Garcin ne s’est pas contenté d’imiter les uns ou les autres, pas plus que Messiaen en son Catalogue d’oiseaux. Par son travail de synthèse et d’appropriation, il a mis au jour – « inventé » disent les archéologues – cette langue, qui nous est musique, par laquelle se manifeste notre parenté de chordés avec les oiseaux, brisant par là le carcan de notre solitude sur terre. Et nous l’a fait entendre.
Ce dimanche-là, nous nous entendions l’entendre, et c’était bouleversant.
Philippe Alen, texte et photos
1La Grande Volière : Michel Doneda, Lionel Garcin, Violaine Gestalder, Alexandra Grimal et Guillaume Orti (ss).
2Soulignons en effet que l’espéranto, à la différence d’autres langues inventées, ne table pas sur la bizarrerie mais en empruntant aux langues vernaculaires les fait communiquer entre elles. De plus, c’est une langue « ouverte » où la création verbale est non seulement admise mais organisée et manifeste la virtuosité dans son usage et son maniement.

































