Ligueux (24), 12-14 septembre 2025.
Beñat Achiary (vcl), Benjamin Bondonneau (cl), Patrick Charbonnier (cor des Alpes, tb), David Chiesa (b, elb), Daniel Crumb (vcl), Wilfried Deurre (vcl), Michel Doneda (ss), Bertrand Gauguet (as, bars), Michel Goldstyn (tour), Géraldine Keller (vcl), Viktor Klams (electr.), Nicolas Losson (électr.), Lionel Marchetti (électr., cl), Antoine Noetinger (dms), Jean-Luc Petit (cbcl), Sacha Steurer (danse), Christine Wodraska (p).
Pour Didier, pour les absents
« Certes les musiques n’en seront jamais retrouvées,
mais nous saurons au moins quelle impression
elles ont pu faire sur un homme (…)»
Jean-Loup Trassard,
« Aux laisses de la mer », in Paroles de laine
C’est désormais « par les villages » que ça se passe.
Un croisement, quelques maisons le jalonnent. Une route monte à l’église, l’autre à la salle des fêtes, derrière la mairie-école. D’un côté une place, en face comme un pré, et un café, Chez Simone. Nous sommes en Dordogne : c’est un café-librairie, les jardins y sont extraordinaires. Intérieur, une terrasse bleue, semée d’espèces innombrables ; extérieur, des buis, une dense canopée, un figuier comme une coulemelle, une glycine comme l’avant-bras d’un fort des halles ; un verger de pommiers vagabonds, séquestreur d’amours en cage. Et partout, la terre qui s’exprime : poterie, céramique, sculpture, le grès, l’argile, la porcelaine1…
Et la musique ? Elle est chez elle : dans la matière.
Vendredi
« Forme de révolution ». D’emblée : à l’air libre. Sur l’airial herbu du Carré vert, on tourna : verticalement avec Michel Doneda, ses barbelés montèrent au ciel, son souffle remua le fond des pots ; horizontalement, sur le plan flottant de la jupe de Sacha Steurer aux frôlements de chauve-souris ; sur le tour ronronnant de Michel Goldstyn où, l’argile s’élevant, le vide prit forme. Forme de vie. « La danse, écrit Élie Faure, (…) symbolise pour nous dans le geste le plus direct et l’instinct le plus invincible le vertige de la pensée qui ne peut réaliser son équilibre qu’à la condition redoutable de tournoyer sans relâche (…) et de poursuivre le repos dans le drame du mouvement.2 » Choucas et cloches y prirent place, naturellement.
Complies passées, de graves chuchotis émurent la nuit de l’église Saint-Thomas. Ses murs renvoyèrent de calmes confidences, avant que Bertrand Gauguet et Jean-Luc Petit ne les ébruitent en stridences mesurées, affilées, filetées, térébrantes. La sérénité pourtant présidait à leurs échanges, tuilés mais incisifs3. En ces lieux, concentrée, l’écoute fut recueillement.
Samedi
Le lendemain, c’est sous de généreux pommiers que Patrick Charbonnier convoqua en toute intimité les résonances caverneuses d’un cor des Alpes diversement relayées par un dispositif d’amplification. Jouant avec elles-mêmes dans une parfaite bonhomie, à peine perturbées par l’énorme sourdine d’une boîte de conserves format « collectivités », elles n’effraieront pas même l’araignée-loup qui passait par là avec sa charge de famille. Modeste, même embouché d’un ballon, ce long tube se fit oublier dans l’herbe. C’était tout.
Le temps de se transporter cinquante mètres plus bas chez Simone, le cercle d’auditeurs se reforma autour de Sacha Steurer pour s’abandonner à sa « Caresse poétique ». Rouge pour l’occasion, la robe flottait et son clapot festonna l’air et l’espace. Égrené sans un tremblement dans la voix tandis que tournait inlassablement la danseuse de porcelaine aux bras de charme et d’offrandes, le poème avait pris corps, les mots devenus l’axe et le pivot de cette danse paradoxale, cérémonielle et médusante.
L’esprit encore chamboulé, la pente remontée jusqu’à la salle Bernard Barbier (au nom de l’ancien maire et inspirateur de ce tiers-lieu qui prit à cette occasion tout son sens), c’est à d’autres puissances que l’on se rendit. Instable comme peut l’être un climat mais ferme au coeur de ses caprices, Christine Wodraska souleva des montagnes, déclencha des orages, surprit son piano tirant de lui des capacités insoupçonnées. L’énergie décuplée, peut-être, par le regret exprimé d’avoir été abandonnée par Didier Lasserre souffrant, elle sidéra par une redoutable décision dans le geste et la pensée.
À Vêpres, sur le parvis de Saint-Thomas s’accomplit alors le rêve de retrouvailles différées des décennies durant. Une résurgence plutôt, puisqu’ils semblaient ne s’être jamais quittés : Beñat Achiary et Michel Doneda cardèrent la laine vierge du son, de la langue – c’est tout un –, étirèrent ses fibres, en détaillèrent la bruissante matière, puis la filèrent, chacun sur son fuseau, le rouet de sa gorge, le souffle, leur ultime instrument. Un travail de torsion continu dont on recueillit l’unique et nonpareil écheveau poétique. De la porte ouverte sur la nef revenait, par derrière, sa réverbération qui enveloppait les musiciens d’une aura transparente. Quand sonna l’Angelus, il fut accueilli d’un sourire comme un acquiescement.
Plus tard, dans la nef cette fois, retentit « Le cri de l’épervier ». L’enjeu est ambitieux. L’expression plastique est invitée aux noces de la poésie et de la musique. Sur de grands panneaux, les dessins exposés sur un chevalet puis découverts un à un, déplacés, suspendus comme des linges ; les poèmes manuscrits affichés, ceux d’Anise Kolz mis en voix par Géraldine Keller, la flûte, la clarinette de Benjamin Bondonneau… c’était beaucoup, trop sans doute pour que le fil ne se brisât quelques fois.
La nuit tombée, livrée aux mains de Claudio, Max Disderot et Victor Klams, l’église fut bientôt plongée dans un bain de jouvence. Soumise à un mapping psychédélique, investie d’obsédantes machineries sonores, ses saints peinturlurés, ses voûtes bariolées, des enfants y prirent joyeusement des bains de couleurs. Un excellent prélude à ce qui allait advenir de retour à la Salle Bernard Barbier où un Grand Bal conclurait cette journée.
La plupart des musiciens présents, augmentés d’Antoine Noetinger à la batterie et de Wilfried Deurre au chant, David Chiesa ayant troqué sa contrebasse pour une basse électrique mieux adaptée au contexte (« Nous aussi on peut le faire… ») se lancèrent dans une série de reprises ébouriffantes, allant Sylver Apples (Pox on you) à Gainsbourg (Comme un boomerang) et Philippe Katerine (Louxor), de Fela aux Red Hot Chili Peppers ou Iggy Pop en passant par Nick Cave/Johnny Cash (The Mercy Seat). L’occasion de découvrir Géraldine Keller en candidate déchaînée que The Voice regrettera, et Wilfried Deurre aussi convaincant dans tout ce répertoire que pour une version rêvée de Ces Gens-là (Brel), longuement introduite par la clarinette de Benjamin Bondonneau.
Dimanche
L’ambiance pluvieuse ayant contrevenu à la balade prévue du lendemain, « L’aérophone savant », on se rendit directement dans un de ces magnifiques studios de campagne, le Studio La Mire, gagné sur un débarras, une grange, un grenier mué en acousmonium pour l’occasion. Lionel Marchetti et Bertrand Gauguet y diffusèrent quelques pièces ouvrant encore les oreilles en les dirigeant vers des recherches du passé (de Daphne Oram, 1958 à Hildegard Westerkamp, 1996 et Jérôme Noetinger, 2024).
Auparavant les mots encore avaient, aux fins de dire la peinture et ses sortilèges, trouvé leur interprète idéal pour les rendre à leur effet premier, celui d’une incoercible sorcellerie. Daniel Crumb tint sous le charme et la puissance de sa voix, l’ironie ajustée de ses présentations improvisées, une assemblée assise, vautrée, couchée qui ne demandait pas mieux que de se laisser envoûter de la sorte : Michaux, Ganzo, Éluard… et Jean-Luc Petit, qui donna un juste et délicat contrepoint de sa clarinette basse, sobre et intrigant.
C’est alors à nouveau Beñat Achiary qui nous cueillit, cette fois en duo avec David Chiesa, grand ordonnateur de ces trois journées, pour faire, Chez Simone, le tour des émotions en célébrant la poésie de Llazamares et d’Itxaro Borda4. Chiesa parfait, retenu, concentré jusqu’à en inonder le sol, donna une contrepartie profonde à ces manducations de la langue qui faisaient rendre jusqu’à leur dernière goutte la saveur de poèmes où le basque tenait lieu de matrice à toutes les langues possibles.
Restait, pour la totalité des artistes que l’on avait pu entendre développer leur univers personnel, à les mettre à l’épreuve d’une improvisation collective5. Ce fut L’Ensemble provisoire, soit, nous pouvons le dire maintenant, la moitié de l’ensemble Un : un Demi, en somme. La magie de ces journées passées ensemble opéra, et plutôt que de se rendre à l’auberge espagnole malgré tout souvent décevante que sont ces improvisation en grand nombre, il y eut assez de patience et d’attention pour que surgissent de vrais moments de beauté, plus précieuse encore d’être sans lendemain.
« Écoutez la musique de la caravane. Suivez le son qui pénètre tout, englobe tout, rend compte de tout (…) Passez par les villages.6 » (Peter Handke)
Philippe Alen, texte et photos
1Outre la danse et la musique, Ad Jardinum propose des expositions de céramique, de tapisserie, de sculpture et de photographie.
2Élie Faure, « Charlot » in L’arbre d’Eden, Crès, 1922, p. 318, repris dans L’homme et la danse, Fanlac, 1975.
3On peut s’en faire une idée en écoutant leur album commun, magistralement saisi dans l’acoustique d’une petite église de Charente : Radiesthésie.
4Julio Llazamares, La Lenteur des Bœufs et La Mémoire de la neige (Fédérop). Itxaro Borda, Ezkia haizean kantari (Le tilleul chante dans le vent ), poèmes inspirés par les peuples premiers et enregistrés dans les grottes d’Orxocelhaya en Pays basque.
5Nous ne pûmes assister à tout : le programme complet qui comportait un autre concert acousmatique et un solo de « lyre électro-acoustique » (Nicolas Losson), une improvisation parlée (Pauline Weidman), et un spectacle de marionnettes (La vie secrète des taupes) : voir http://adjardinum.fr/fr/
6Peter Hanke, Par les villages, Gallimard.