Studio Rivière, Juillaguet1, 20 septembre 2024
Hors-ciel
Hors-ciel est un duo dont il n’y a guère d’exemples. Une voix, une batterie. Pour autant ni opposition, ni dialogue, ni même « complicité ». Sans extériorité elles ne sont, l’une et l’autre qu’un infini mouvement d’ouverture.
Accueillir dans la voix l’infinie diversité du monde, la réfléchir, laisser en elle, par elle, se déployer une chaîne indéfinie d’échos ; aussi bien s’accomplir un travail d’érosion qui, dans une temporalité insondable, creuse doucement, inexorablement, laisse affleurer ses strates, minérales, organiques, animales, fouille la longue histoire humaine, met au jour l’apparition de la parole, la constitution de la langue, phonème après phonème, empruntés aux vents, au bruissement des arbres, aux chuchotements des sources, au dévalement des torrents, aux tourterelles en amour, aux ires des chevêches, au grognement de l’ours, tout cela, un jour qui dura des siècles, des millénaires même, mis en des chants où déjà sont réunis ces lambeaux arrachés au réel, arrangés en complaintes, lamentos, berceuses, chants murmurés à l’oreille aux lisières du sommeil, chants lointains des steppes, assemblés en poème, sens et son ramenés à leur commune origine : la voix – non plus seulement la voix humaine mais, dans l’homme, la voix du monde, qui nous parvient ici dans tous ses états, ses moments, houleux, rêches, raboteux, primitifs, étales, lisses, soyeux, raffinés, et résonne ici et maintenant, dans le temps de l’écoute, une écoute à la fois flottante et aux aguets, parce qu’en réveillant par sympathie la multitude des voix qui nous habitent, se dresse en nous du tréfonds de nos cellules, le vivant souvenir de cette appartenance originaire au règne des pierres, à celui des plantes et de la sauvagine, comme, à l’autre bout de la chaîne ainsi remontée, sa mise en mots, cadencés, glissants, choqués, roulant d’une langue à l’autre leur charge d’être, de révolte ou d’éblouissement.
Il y a la voix, il y a le geste, la posture : une présence enracinée, massive, un léger balancement des épaules, un houppier dans la brise ; les mains qui se portent devant la bouche, la couvrant, découvrant, sculptant le son, émission, propagation, étouffant une confidence, laissant soudain s’envoler une syllabe comme un pigeon libéré ; la danse des pieds s’élevant sans jamais quitter le sol ; le regard vif ou tourné vers le dedans, mais un dedans qui n’est qu’ouverture ; un regard d’amoureux, toujours. Un sourire ineffaçable.
Tout cela s’accomplit dans un échange de flux osmotique. Tant le rythme est inhérent au chant, qui est souffle, fût-il étiré à ses limites, tant, marqué, scandé, si peu souvent cela soit-il, ce rythme s’est fait chant. La frappe n’est pas l’origine du son, plutôt le silence qui la suit et qui la mesure, angle et pesée ; et qui donc la précède. La résonance dans un infini respect de sa durée inverse en somme le cours du temps, le boucle sur lui-même en un mouvement qui loin d’être clôture se fait tout d’expansion, au point que se retrouve à toutes les échelles ce geste fondamental du « laisser être » : une baguette qui rebondit librement, une cymbale – unique – qui frissonne longuement, une peau d’où s’élève une profonde vibration, tous ces sons ont leur durée propre et la main ne paraît agir qu’à leur commande, qui est celle de l’oreille. L’écoute fait la musique. Elle attire un cescendo plus que celui-ci n’en prend possession. Un renversement s’est opéré où le rythme, entendu comme découpe, régulière ou non, n’est plus défini par les frappes mais par l’espace qui, ensemble, les isole et les enveloppe, résonance ou silence, et cela même dans ce qui prend l’aspect d’un roulement. Ainsi, la battue est-elle souffle, respiration. Souffle, elle est chant. Chant qui vient, chant qui monte, chant qui s’épanouit. Chant qui accueille. Rien ne le montre mieux que ce solo inaugural où chaque élément d’un instrument jadis conçu comme une addition de pièces hétéroclites – caisse claire, tom, grosse caisse – appelle l’entrée du suivant comme son prolongement organique. Son timbre actionné, la caisse claire sonne alors comme un quatrième fût hybride et convoque la cymbale. La voix peut entrer. Elle complète alors comme un élément de chair ce qui, déjà, est un organisme de bois, de métal et de peau.
Et cette voix, que dit-elle ? Car, rassemblant ce tout du monde, les mots sont à sa pointe ; elle est incandescente et s’enflamme, torche vive, aux mots qui disent l’horreur, le mélange des suaves fragrances du magnolia aux fleurs immaculées et de l’odeur âcre des corps noirs pendus et carbonisés aux peupliers du Sud. Strange fruit donc, le poème d’Abel Meeropol, scruté dans le détail, épelé syllabe par syllabe, se voyant déchirées, écorchées, dépecées une par une, laissées gémissantes, pantelantes ou exsangues, ce poème traverse par ce traitement l’expressionnisme même, auquel il ne serait possible d’en rester, pour atteindre ce point où l’histoire des hommes n’est plus qu’un chapitre de l’histoire des bêtes et où s’abolit toute idée d’humaine civilisation dans une abstraction qui la renvoie aux images cataclysmiques par lesquelles on figure la naissance de la Terre : feux, fumées, geysers, coulées de lave, explosions gazeuses. Ce que Beñat Achiary a réalisé là, seul (c’est un solo), c’est au-delà de son immédiate signification politique, rehausser d’un cran – le dernier –, la dimension critique de Strange fruit, pour lui donner une portéeanthropologique qui fondamentalement la contient. Un tour de force.
Une arche dynamique majestueuse rendra alors le voyage de ces femmes, les hirondelles, enjambant la frontière en quête de ressources pour rendre la vie possible, matière et forme d’un poème d’Itxaro Borda2, qui les a nichées dans sa voix. Un vol, aller-retour, mesuré précisément par la longueur de souffle de la voix qui le porte, longtemps suspendu entre deux lieux de misère, et qui dépose avec une infinie douceur son baluchon d’espoir.
C’est donc, dans une cohérence totale, que Lorca est invité à introduire – par l’évocation de sa conférence sur Les berceuses, étonnantes préparations aux cruautés de la vie –, la Berceuse d’épines (Nanas de espina), aux origines populaires de Biscaye (… « le petit renard va te manger »). Agenouillé, ses percussions de bambou accompagnant de scansions asymétriques un chant presque murmuré, en voix de tête, comme auprès du berceau, l’extrême douceur du chant est chargée, seule, de faire pièce aux iniquités de la vie. C’est un chant sérieux.
Le duo qui s’ensuivra recueillera la gravité, mais aussi l’élan de tout ce qui l’a précédé. La traversée de tous les registres, raucités, trémolos, le vibrato unique de cette voix touchante de force et de fragilité qui sont comme les deux faces d’une même membrane, sensible au tout du grand réel, portant en elle l’ours et le kazoo, le cri et le babil, enjôleuse et protestataire, unité s’exprimant aussi bien par les gestes méticuleux de Didier Lasserre qui trouve aux balais à restituer l’infime battement des ailes plumeuses d’une phalène expirante. Jamais nous n’étions loin de l’invocation, ni même de la convocation, et pour certains, il en fut comme une sorte de rituel. Pourtant dépourvu aucun arrière-monde. Pas plus Meeropol que Lorca ni Beckett – dont la lecture de la dernière page de L’innommable résonnerait longtemps au-delà de cette heure3 –,pas davantage Achiary ni Lasserre par leur présence sonore n’en laissent espérer le secours, ils sont Hors-ciel : la seule alternative aux misères de celui-ci, c’est l’espace qu’ils ont créé ensemble, ici et maintenant, par la musique. Mais cet ici et ce maintenant sont sans limites, et comme ils nous habitent, nous les habitons désormais.
Philippe Alen, texte 21-22/09/24
Illustrations, Fabrice Maumy (2024) et J.Paul Gambier (Les Émouvantes 2017 à Marseille)
1Ce concert au studio Rivière, chez Kent Carter et en sa présence, comportait une dimension supplémentaire pour ceux qui avaient encore dans l’oreille le concert inoubliable qu’ensemble Beñat Achiary et Kent Carter ont enregistré le 22 février 1994 au CCAM de Vandœuvre en compagnie de David Holmes (achiarycarterholmes, Vandoeuvre 9611).
2 Une femme « libre, indomptable » selon les propres mots de Beñat Achiary, et qui vient d’entrer dans l’Académie basque.
« (…) le langage hélas, souvent grammaire stérile
est notre douleur, notre souffle d’amour timide,
la lame tranchante de la liberté (…) »
Ces vers d’Itxaro Borda situent exactement le défi commun au poète et au chanteur, aménager un espace où, sans nier cette douleur, par ce souffle d’amour, se faire le plus parfait rémouleur pour affûter cette lame tranchante de la liberté. Lourde tâche est le titre du poème ; elle définit parfaitement l’art et l’enjeu de Beñat Achiary.
3« il faut dire des mots, tant qu’il y en a, il faut les dire, jusqu’à ce qu’ils me trouvent, jusqu’à ce qu’ils me disent (…), ils m’ont peut-être porté jusqu’au seuil de mon histoire, devant la porte qui s’ouvre sur mon histoire, ça m’étonnerait, si elle s’ouvre, ça va être moi, ça va être le silence (…) » Mais au-delà du doute, le traversant, Beckett poursuit, et ce seront les tout derniers mots : « dans le silence on ne sait pas, il faut continuer, je ne peux pas continuer, je vais continuer. » (L’innommable, ed. de Minuit, p. 213). La nature de ce silence, espace indéfini, d’incertitude, c’est justement celui où se tient en équilibre le « moi » de ce duo unique, ce moi qui est « au milieu, (…) deux faces et sans épaisseur (…) tympan ». (L’innommable, id., p. 160).