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Feuilles

Joris Rühl

Joris Rühl (cl, comp.), Xavier Charles (cl), Jonas Kocher (acc), Toma Gouband (perc)

Umlaut / Bandcamp

Date de sortie: 29/09/2023

Un arbre respire par ses feuilles, la terre respire par ses arbres. Cette pièce, Feuilles, n’est que respiration ; ses matières, ébène et roseau, pierres ou branchages, tenues au plus près de leur nature organique ; ses moteurs : souffles et soufflet ; son profil dynamique, que l’on pourrait dire « fractal » puisque ces alternances d’inspirations et d’expirations se retrouvent tant dans le détail que dans le tout d’une forme qui se dessine lentement, gonfle, se vide, et recourt en permanence aux notes tenues et aux sons filés ; ses variations timbrales ; jusqu’à son agogique, dès lors que la pulsation lente qui l’anime est elle-même sujette à de subtiles variations.

C’est que la respiration résume en un mot un phénomène complexe qui parcourt l’ensemble de la chaîne du vivant. Aussi, l’analogon musical que propose Joris Rühl tuile plusieurs mouvements qui sont comme autant de perspectives sur le métabolisme à l’œuvre débutant avec le travail invisible et silencieux, secret, mystérieux de la photosynthèse. Lentement, longuement, un léger effleurement des anches ébauche le doux éveil du son qui s’affale en longues pauses silencieuses.

Le temps n’est pas scandé, c’est une durée à l’écoulement incompressible, étrangère au temps humain. S’ouvre un espace illimité qu’un coup sourd, énorme, mat, isolé, paraît élargir encore. Ce n’est que bien plus tard qu’un deuxième éclat de cymbale, laisse présager des mouvements plus denses. De ces longues plages presque immobiles, suspendues comme à un fil de la vierge qui n’apparaît qu’en accrochant un instant la lumière, il n’y a rien à attendre qui se puisse projeter, ne provienne à son heure de la musique même1. Et c’est ainsi que, toujours pianissimo, étirée, retenue en des silences vivants dont la mesure, perceptible, échappe à des règles strictement abstraites mais se proportionne rigoureusement à d’insensibles reformulations de timbres et de hauteurs, la musique prend possession de soi. Au diapason de cette respiration paisible, dans cette alternance de diastoles et de systoles, d’aspect uniforme bien que rien ne se répète tout à fait – un infime écart s’accroit entre les voix ténues des anches ; leur entrée se décale, à peine ; une reprise de souffle inclut une note plus aiguë ou s’effectue sur un palier plus grave ; un silence, sans cesser d’en être un, est occupé par un discret froissement ; la dynamique s’élève du pianissimo au piano par des paliers insensibles – rien de ce qui survient n’accède au statut d’événement.

Selon une progression en plusieurs actes au cours desquelles les percussions s’ébranlent jusqu’à atteindre la phase active d’une usine en fonctionnement – une usine organique s’entend, un métabolisme rendu audible ; la forge du souffle fera retour ; se détacheront des sons flûtés produits par un alliage subtil des clarinettes et de l’accordéon, des effets de déphasage, des passages d’apparence plus statique, comme peut paraître un écoulement régulier de sève qui à d’autres moments s’égoutte ; un travail sur les interférences qui à sa façon réinvente certains effets électroniques par des moyens purement acoustiques ; un roulement lointain dont l’approche envahissante n’est menace que par transposition anthropocentrée. La récurrence de ces éléments constitutifs, doucement tuilés, réalise un feuilletage tout en transparences et miroitements. Enveloppé dans la durée homogène qui régit les métamorphoses sonores, on se trouve déporté en un flux paradoxal où, par un perpétuel glissement d’une échelle à une autre, se confondent macrocosme et microcosme, jusqu’à perdre tout repère.

Si François-Bernard Mâche a ouvert la voie à une « zoomusicologie »2, Joris Rühl nous semble ici frayer les voies d’une « phytomusicologie », par laquelle nous pourrions renouer avec notre âme végétative, et, en s’accordant avec elle, retrouver la fonction de photosynthèse qui conduit de la lumière à la vie par la respiration. Feuilles représenterait alors un exemple de ce que serait une musique d’abord et foncièrement, essentiellement, écologique.

Philippe Alen

1Une captation d’extraits de Feuilles se trouve sur le site d’Umlaut. Sur le disque les « moments » de cette pièce ne sont ni plagés, ni nommés. Un choix éloquent, tout comme le constat que les durées des passages choisis pour cette captation (et enchaînés) sont rigoureusement superposables à celles de l’enregistrement.

2Cité par Maurice Fleuret, Mâche considérait sa musique comme « le geste primitif qui créa l’homme, lorsqu’il détermina sa relation au monde en soulignant le contour du rocher pour y déchiffrer son rêve, et lorsqu’il apposa simplement sa main pour fixer ce rêve. » (Chroniques pour la musique d’aujourd’hui). Ici, le rideau est levé sur le monde rêvé d’avant l’inaugurale séparation qu’implique ce geste. Feuilles, par cette formation de chambre, pourrait constituer une réponse à Fleuret qui mettait en doute la possibilité de « revenir à l’évidence des origines » par le moyen d’un orchestre symphonique.

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