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L’ange déchu

Dans une marre de sang, gît un corps désarticulé, dont on ne sait s’il est tombé par la fenêtre encore ouverte, de cette chambre d’hôtel.
L’homme sans âge, paraît très marqué, comme ces clochards, épaves des rues, qui vieillissent d’un mois chaque jour, ridés profondément, usés par la violence de la vie urbaine, par le froid, la faim et leur sommeil sans repos, petite mort dans l’angoisse.
Le crâne a dû se fracturer sur le bord du trottoir, l’homme a les pieds nus, l’infirmier qui s’apprête à recouvrir le corps, chasse un chien venu lécher la large tâche de sang qui s’écoule dans le ruisseau.

Le flic entre dans la chambre où flotte une odeur de cigarette, mélangé à celle de renfermé et de moisissures , sur le lit défait, draps froissés, quelques tâches vestiges de la nuit, sur le mur court un cafard, qu’il écrase d’un coup de journal, qu’il rejette sur le lit, où repose l’étui d’un instrument de musique, ouvert.
Une trompette est posée sur une chaise, la salle de bain est encore éclairée, des gouttes d’eau s’écoulent dans la douche, une cuillère à café et une seringue reposent sur l’étagère de verre en dessous d’une glace brisée, le policier y fixe intrigué, l’image déformante de son visage, comme une peinture de Francis Bacon, il grimace.
Après un dernier coup d’oeil rapide dans la chambre, le flic arrête son regard sur le journal froissé, essuie le cafard écrasé sur sa semelle, et l’ouvre machinalement, attiré par cette photo en noir et blanc, très contrastée, d’un homme sans âge, au visage buriné, d’une tristesse infinie, les yeux clos, de longs cheveux huileux jetés en arrière, soufflant dans une trompette. Le musicien porte le masque de la mort sur son visage, commentée au dessous : Chet Baker in concert tonight in Amsterdam.

Gerry Mulligan a recruté un jeune musicien, qui fait sensation dans son nouveau groupe sans piano, avec deux cuivres, un saxophone baryton et une trompette, une contrebasse et une batterie.
Beau comme une ange, timide et réservé, Chet Baker affole les jeunes filles, et son jeu de trompette d’une infinie douceur, se marie à merveille avec le saxophone moelleux et velouté du « boss ».
Les quatre hommes jouent une musique d’une fraîcheur incroyable, mêlant vivacité, souplesse, contrepoint et harmonie, de manière totalement détendue, avec une impression de facilité déconcertante.
Bob Whitlock et Chico Hamilton, rythmique aérienne, légère, déroulent une pulsation vive et contrôlée, tout en nuances sans forcer le trait, avec un « swing » fantastique, retenu, qui fait s’envoler les deux solistes, dans des tourbillons harmoniques sans fin, qui enivrent le public du club enfumé, sous le charme de cette musique nouvelle, qui semble n’exister que par elle même, sans autres références connues.

Chet vole de ses propres ailes d’ange, Los Angeles, New York, Paris, Rome, frissons d’émotions, nouveaux quartet aux superbes pianistes, Russ Freeman puis l’ami Dick Twardzick, alter ego, toujours dans l’épure, la finesse, musique en apesanteur qui suspend le temps , contraste violent opposant des vies de dérives, usure à grande vitesse, course devant la mort aux talons qui veille, et prend le génial pianiste dans la solitude de sa chambre d’hôtel, une sombre nuit de détresse.
Chet chante un requiem, sa frêle voix d’androgyne, magnifie « My funny valentine », sa voix et sa trompette se mêlent avec une sensibilité à fleur de peau, infinie mélancolie, pudique feu intérieur, à l’opposé de la noirceur de sa vie, l’ange se fait démon, poudre blanche, prison, milieux sombres, dérives, rixes, dents cassées, abandon, oubli, devenu pompiste l’artiste survit, « let get lost ».

Michel et Riccardo écoutent Chet intensément, l’accompagnent avec une brillante humilité, sincères, sainte trinité sans batteur, piano, contrebasse et trompette, Chet les encourage de sa voix douce, quelques mots, quelques notes, qui transcendent ces jeunes musiciens, qui vivent chaque soir le retour sur scène de celui que l’on croyait perdu, revenu des enfers tel Eurydice.
Mais le diable l’a marqué au fer rouge, son jeu est plus fragile, les fêlures de la vie brisent les notes, « broken wing », le souffle de ses poumons passe dans l’embouchure, grésille, file, effleurement sensuel, essence de l’art, poignant, sublime.

Amsterdam dans la nuit, l’infirmier recouvre le corps du cadavre et demande au flic : « qui était ce mec? », « un musicien .. , je crois …, il y avait une trompette dans sa chambre ».

Clochard céleste, joue, envole toi !

Christian Pouget

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