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Murmuration

Michel Doneda / Alexander Frangenheim

Michel Doneda (saxophone soprano), Alexander Frangenheim (b). Berlin

FMR

Date de sortie: 29/12/2023

Le son est esquilles, copeaux, flammèches parfois qui volettent, dansent et se détachent. Fuites, plaintes, vagissements, éclairs. Le mystère n’est pas entretenu sur leur source : un saxophone, une contrebasse. Pourtant, de frottements en glissades, cela crisse, racle, geint, halète. On entend distinctement la scie et le rabot, la vrille et la varlope, la tarière. Doneda, Frangenheim travaillent ici le son comme on travaille le bois et nous nous prenons à prêter à ce travail d’atelier ce qu’Alberto Savinio désigna avec bonheur comme l’« oreille des choses ». Et elle est particulièrement sensible, dans un premier temps à ces points de bascule par lesquels s’articule une incroyable diversité de gestes qui combine la précision à la vitesse d’exécution, celles que dicte avec décision l’inspiration du sculpteur plutôt que l’application du menuisier. C’est que la pièce s’invente à mesure que fusent les éclats, que s’entasse la sciure au pied de l’établi mental où s’élabore l’œuvre éphémère.  Aussi, cet affairement qu’en d’autres contextes on dirait consciencieux, connaît-il des moments de stabilisation, de ces reculs d’un pas où l’on considère le travail accompli, quitte à le reprendre, à le gauchir, le relancer sur la foi d’une idée nouvelle. Certaine douceur, tenue jusque-là en réserve, s’autorise alors de prendre le dessus, c’est l’instant de la caresse au fil du bois.

            Michel Doneda s’est un jour défini comme un travailleur du son. Associé en cela avec Alexander Frangenheim, il est aussi, avec Formations, un observateur attentif du ciel. Comment ne pas voir, dans la pluralité de voix cotonneuses ou frisées par une lumière rasante comme la bordure d’un nuage d’orage derrière lequel darde un soleil puissant, ces stratus effilés, ces lourds cumulus, ventrus, grondeurs et transformistes. Mouvementé sans y paraître, ce ciel balbutie, digresse, ouvre des parenthèses rousselliennes, esquisse des scènes qui aussitôt se réfutent. Des basses lui donnent un horizon. Des sons roulés hésitent entre le chat et la scie circulaire aussi contradictoires que la tasse en fourrure de Meret Oppenheim. C’est que les matières, ici, se frottent les unes aux autres, échangent leurs qualités. S’exaltent comme, dans Synchronized mirrors, du souffle émergent des ébauches de mélodies toutes en harmoniques flottant sur de longues lignes mouvantes.

            Le champ pris par le sociologue ou l’historien comprend mieux alors le titre allemand de la pièce initiale, Logik der Verausgabung : « Logique de la dépense ». Indice, direction appel, le recours à ce concept-clé de Bataille désigne une disposition, une perspective féconde pour, ensemble, jouer et écouter. La « dépense » dont il est question, est celle de la transgression, du brouillage des frontières, de l’« expérience des limites », alternative à la logique marchande, restrictive, oppressive de la dépense utile. Rétrospectivement, elle est à l’œuvre depuis toujours dans le travail de Doneda, le sous-tend et s’illustre parfaitement dans ce Murmuration : un vol synchronisé.

Philippe Alen

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