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S.Courvoisier & M.Halvorson au Confort Moderne

Sylvie Courvoisier (p), Mary Halvorson (g). Poitiers, Confort moderne, 2 février 2022 

Quand Sylvie Courvoisier et Mary Halvorson prennent place, l’une au clavier, noyée dans sa chevelure désormais presque aussi iconique que celle de Carla Bley, l’autre derrière son pupitre disparaissant derrière de larges carreaux, avec l’allure réservée d’une sage institutrice de Nouvelle-Angleterre tenant son opulente Guild archtop comme un enfant sur les genoux, rien n’indique, à moins d’être instruit de leurs passés respectifs, la direction que prendra, tout au long, un concert ébouriffant. Et pour cause. Au signal de la première note de guitare, ferme et cinglante comme un coup de fouet, c’est un lâcher de singes turbulents dans le cycle des quintes. Car si la vue d’une rangée de boîtes et de pédales d’effets aux pieds de notre guitariste, comme la rapide mise à portée de la main de quelques ustensiles dans le piano mettaient la puce à l’oreille, la partie qui s’engageait n’avait rien d’une balade atmosphérique dans d’insoupçonnables confins timbraux : le piano, la guitare resteraient pour l’essentiel fidèles à leur destin organologique. Des cordes, des touches propres à décrocher les notes des portées où elles attendent impatiemment leur libération. Le cyclone qui les fit joyeusement s’envoler cul par-dessus tête ne figurait sur aucune carte connue que n’aurait du reste orientée ni boussole ni rose des vents, pour la raison simple que, pour nos intrépides frappeuses et pinceuses de cordes, l’univers tonal est à l’image de l’univers pascalien, dont le centre est partout et la circonférence nulle part. À cette différence près que ceci ne tient pas tant à sa nature infinie qu’à son caractère dynamique et plastique.


La musique est censément mélodie, harmonie et rythme, faite de notes diversement enchaînées et superposées. Ici venu, les notes, puisque résolument notes il y a, ne sont pas tout à fait des hauteurs ; ou plutôt leur hauteur souvent n’est pas fixe, soumise à des traitements qui la rendent élastique. Les compositions, puisque compositions il y a, se fondent sur un matériau thématique calqué sur l’itinéraire d’une bille de flipper lancée sur une piste de bosses. À la guitare, sous l’effet combiné du bottleneck et d’un subtil jeu de pédales, dosé comme un talon-pointe, la courbe des mélodies se creuse, se bombe, se déforme, se dédouble pour un jeu de cache-cache avec son ombre. Au piano, entre contrepoints fugueurs et unissons périlleux sur ces mélodies à transformation, le recours aux techniques les plus diverses enchaîne athlétiquement traits, clusters, grands écarts ou glissandos au cours desquels les mains se fuient, se rattrapent, se lovent, se retournent, caracolent, jouent à saute-mouton, les poignets s’enroulent, les avant-bras s’abattent, fouillent dans la caisse. De ces notes projetées en gerbe, aucune ne se perd, toutes s’encastrent exactement à la place indiquée par des partitions aussi excitantes qu’impitoyables. Tout cela combiné se concrétise en une jungle sonore, dense et bariolée. Chaque rameau croît selon sa propre logique, mais leur multiplication de prime abord égare et désoriente. Rythmiquement, puisque rythme il y a, cet entrelacs de carrures volontiers désarticulées, et davantage encore par les intervalles que par les valeurs, prend l’allure d’un labyrinthe dont le dessin évoluerait selon le chemin que prend l’oreille. Au total, le morphing est intégral.


Sylvie Courvoisier et Mary Halvorson se sont partagé le répertoire. Comme c’est un vrai duo, les écritures tendent à se confondre dans la performance. Laquelle, à l’écoute de leur deuxième et dernier opus, Searching for the disappeared hour [1] dont était tirée la quasi totalité du répertoire joué ce soir-là, conforte l’idée que la scène et le studio induisent deux expériences ontologiquement très différentes. À Poitiers, le son de la guitare à la dureté parfaitement assumée, aux effets soutenus  et combinés (delay, pitch bending et tremolo), dosés sinon discrets, d’une présence mordante [2], l’engagement physique de la pianiste joint à sa précision pointilleuse, l’équilibre acoustique, enfin, entre les deux instruments rendant coup pour coup, animaient ces compositions d’un feu qui, au disque – superbe au demeurant –  paraît moins crépitant, plus concerté, pour ne pas dire distancié, d’où ressort d’autant mieux leur architecture puissamment charpentée. On goûtera par  l’enregistrement un son raffiné de guitare très différent de celui de la scène, et toute la subtilité de ces pièces que la présence ravageuse de nos duettistes faisait passer, certes pas au second plan, mais en force [3]. Débutant leur concert avec Bent Yellow, l’accent était mis sur l’aspect dilacéré commun à tout le répertoire, et les nombreux passages plus suspendus, plus rêveurs, presque alanguis prenaient de ce fait l’allure d’intrigants interludes (Moonbent). Le léger sentiment d’incrédulité qui s’empara d’une salle acquise dès les premières notes fut probablement un facteur propre en revanche à faire ressortir tout l’humour de ces pièces d’où des lapins semblaient s’échapper du chapeau de chaque mesure.


S’il faut à tout prix inscrire l’univers – disons… pan-tonal de la musique de Courvoisier et Halvorson dans un paysage de référence, les emballements harmolodiques d’Ornette Coleman prêteraient assez bien leurs perspectives déformantes à ces dérives savantes, pleines d’esprit et gorgées d’énergie. On tiendrait ici le pendant enjoué à l’« inquiétante étrangeté », quelque chose comme une « bienheureuse bizarrerie ». Et si, comme le répète Baudelaire, « le beau est toujours bizarre », nul n’est besoin, par surcroît, de le charger de noirceurs [4].

Philippe Alen, texte
Jean-Yves Molinari, photos


[1] Searching for the disappeared hour (PyroclasticRecords, 2021).

[2] On en jugera mieux à l’écoute de leur premier album, Crop Circles (Relative Pitch, 2017), à la prise de son plus fidèle à ce qui nous été donné d’entendre sur scène.

[3] Ceci est dû au choix subtil qu’a adopté Mary Halvorson pour son amplification, repiquant par deux micros distincts les cordes et l’ampli et mixant le tout. Pour tous les détails techniques sur les effets employés, voir ses nombreux entretiens, p. ex : Mary Halvorson: There’s Something About Mary – Premier Guitar

[4] Dans son premier enregistrement, en 1994, Sauvagerie courtoise, une pièce s’appelait déjà Bizarre Bizarre

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