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Dynamique des fluides

Samuel Cattiau, chant (contre-ténor, baryton),
Pierre Martin (claviers).

Atelier IMIS, Montignac-sur-Charente, 16 décembre 2023.

Ces temps-ci, la Charente des îles s’applique à mériter son nom. C’est un véritable archipel et, ce samedi, luisant au soleil. Des lisières embrasées émergent, rousses, d’un miroir accueillant le ciel sur terre. Aux abords de Montignac-sur-Charente, la route sinue au beau milieu d’un lac immense. Sous le pont, cela bouillonne un peu et les quais submergés prennent l’aspect d’un canal vénitien. Le lieu et le moment idéaux pour présenter, à l’issue d’une semaine de travail en résidence,  Dynamique des fluides, un travail mené à l’Atelier IMIS avec Estrella  Music, par Samuel Cattiau (contre-ténor) et Pierre Martin (claviers, électro-acoustique).

            Dans un beau studio, aménagé en toute discrétion au voisinage immédiat du cimetière, nous sommes conviés à dériver encore, autrement, sur des textes, des musiques, des images, qui glisseront les uns sur les autres, se couleront l’un dans l’autre pour former l’unique courant ramifié d’une sève nourricière. La forêt est un réseau incessamment parcouru de fluides invisibles du sol au ciel, de l’ombre à la lumière ; où – on commence tout juste à le savoir – tout communique en silence, sans hâte, dans un surprenant équilibre, un constant échange moléculaire ; où ce qui meurt ressuscite en permanence. Au point qu’enfin elle fournirait l’image d’une vie infinie. Tant qu’elle-même n’est pas en danger ; lequel dresserait devant nous l’idée de ce que serait la mort définitive.


            La forêt fut donc le fil conducteur de la douce rêverie qu’ensemble une voix, un dispositif électro-acoustique et la projection d’images abstraites, ont dispensée tenant sous le charme le petit auditoire rassemblé ce samedi lumineux de décembre.

            Le noir fait, on a quitté ce monde. De longues mélopées s’élèvent au caractère incertain que la proximité de la voix nue a rendues immédiatement intimes ; sur des notes égrenées au piano, des accords glissants ponctués de chocs sourds, lointains. La lenteur n’apparaît pas comme le fruit d’un calcul, on y entend le simple écoulement du temps, épousé sans violence. Un mot que l’on capte dans un texte latin indique le motif de cette allure : « Amazonia… ». Ce mot ouvre un champ immense investi avec douceur par les voix captées d’un village que l’on devine indigène : les femmes à leurs conversations, les oiseaux, un coq distant, la forêt – une représentation de la paix. Surtout, la sensation, prégnante, de ce que s’établit là un accord entre les hommes et leur milieu. Que cet accord est en soi musique ; qu’elle prend le caractère d’une berceuse et que ce tableau idyllique et documentaire se loge sans rupture dans une pièce d’art. L’obscurité s’est subrepticement animée de scintillants essaims. Dans la voix, d’autres mots font retour… Black is the colour… Avec eux, le grand fleuve Amazone se retire devant la Clyde, plus modeste. La musique est alors une cartographie de la sensibilité dans lequel un courant mène de l’une à l’autre, et c’est le timbre de cette voix, sa suavité, son émission si naturelle. Les valeurs longues de cette mélodie bien connue, démesurément étirées, font surgir de nouveaux rameaux qui la transportent aux confins des steppes de Sibérie. Comme s’il s’agissait de fournir un point d’ancrage à la raison, les essaims, devenus courbes flottantes, sont maintenant des quadrillages animés dans les angles font soudain irruption dans cette dynamique fluide qui, en effet, a charriés ensemble images, mots et musique et transvasé les mondes. Toutefois, ils opèrent comme ces piles d’un pont qui loin de l’annuler, divisent le courant, le multiplient et en accélèrent le débit. Ainsi, émerge un moment, une superbe cantilène au basson (le bassoniste, surpris, est dans la salle!), qui débouche avec l’adjonction de quelques sons de synthèse sur un nouvel horizon, aux connotations interstellaires cette fois.

En ces parages de Charente, le méandre est une spécialité locale. Assez déboussolés donc, mais heureux de l’être, c’est un chant de facture début de siècle (le vingtième) qui nous dépose accompagné du piano seul non loin de l’embarcadère de départ. « Ils disent, la nature… » La voix lentement se retire, les mots avec elle, les sons, les formes animées s’éteignent. La nuit tombe au-dehors.

            De Berenguer de Palou, troubadour catalan, ou d’un Scots songs de John Hamilton, aux voix contemporaines de Lilian Oben et proches de Florence Toussan[1], en passant par l’intemporalité de  chansons traditionnelles comme El Cant dels Ocells ou Black is the coulour, « il s’agissait, dit Pierre Martin, de laisser parler ses influences. Chacun les a déposées sur la table, et on a travaillé ». Intensément. C’est avec délicatesse, précision et sensibilité qu’il a mis la technique, non pas au service de la voix, mais, mariée avec elle, en outrepassant l’idée d’un subtil contrepoint, en la prolongeant, la réfléchissant, s’y fondant tout à fait, au service d’une recherche commune. La fluidité opérait de ce fait à tous les niveaux : entre musique, textes, et images pris de temps et d’espaces distants, qui communiquaient selon la pente de la culture et de la sensibilité de chacun, et entre ce qui, provenant de cette mise en commun, s’offrait à partager. On ne pouvait en sortir tout à fait indemne, confrontés dès le sortir à ce qui, de jour en jour, partout, s’oppose à cette dynamique. En vain, voudrait-on croire.

Philippe Alen


[1]Florence Toussan, Faire parler la flûte, 2023.

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