Mais de quel vol l’oiseau vole-t-il ? Ni tout à fait direct comme celui du martin-pêcheur, ni papillonnant comme celui de la huppe, ni cadrant-débordant comme celui de la bécasse, ou voltigeur et virtuose comme celui du martinet mais peut-être planant comme celui du vautour, lent, large, suspendu, immobile. Toutes ces allures ont leur pendant en musique, en jazz, à la guitare. Des plus affairés, zigzagants ou traceurs aux plus laconiques, rêveurs et éthérés. C’est pourtant d’autre chose encore qu’il s’agit.
A, agit comme le prélude d’une suite baroque par le déploiement méticuleux, concentrique, des notes d’un accord simple sur une pédale de basse. L’entrée de la batterie élargit progressivement la propagation de cette onde jusqu’à ce qu’elle se perde, irrésolue. Un son clair mais résolument électrique, attaqué droit, sans l’avaler à la pédale de volume ni l’attendrir de la pulpe du doigt donne à cette entrée en matière un ton, comme le ferait un alap, doux et ferme, le masque jeté à bas d’entrée. On pourrait donc être saisi lorsque, avec Space one, la pièce suit immédiatement, passée une porte longuement battante qui ouvre à la façon de Magritte sur un ciel printanier où moutonne un troupeau de paisibles nuages ; on débouche sans prévenir dans un ouragan saturé dans lequel on s’élève par paliers avant de redescendre de même en décrivant de larges cercles, indifférent au tumulte des basses pressions que la batterie entretient. Qu’elles prennent appui sur un mouvement de balancier (Bienvenue), se mettent en orbite, jouent à cache-cache dans les nuées, y prennent des allures échevelées, prises dans des courants contraires jusqu’à se hérisser, traversées de cris et d’éclairs, comme foudroyées (À vol d’oiseau), ces pièces sont toutes d’atmosphère et d’altitude. En quoi l’oiseau de sang et de plumes, en effet, se dépouille dans son vol pour prendre réalité de figure symbolique, voire mythologique. Moai, sous son aspect dilacéré plutôt contraire à celui, massif et colossal des statues de l’Île de Pâques qui ont donné son nom à cette pièce, ne se départit pas de leur regard tranquille mais menaçant porté sur l’horizon et son chaos de vagues, tension que l’on retrouve dans Space two, puisapaisée dans le Blue conclusif – bleu sans s, celui du ciel et de la mer. Ce sont alors le mystère de l’oiseau-tempête ou l’endurance de l’albatros que recèlent encore cet oiseau volé dont à la fin le vol obsède. Car l’« oiseau » n’existe pas, absent comme, de tout bouquet, la fleur de Mallarmé, qui « musicalement se lève ». Disparu, dérobé par la langue, subtilisé par la musique. Volé. Ainsi pourrait-on autrement entendre le titre de cet album : le vol de cet oiseau est un enlèvement, un rapt et un ravissement.
Évoquées dans l’ordre de leur présentation ces huit pièces jalonnent une odyssée que seul un équipage aguerri pouvait mener à son terme. La basse est un mât, la guitare ajuste la voilure, tient le cap quoi qu’il en soit des vents et des flots déchaînés tout autour par une batterie profuse. Dans son texte d’accompagnement, Gerry Hemingway – qui sait de quoi il parle –, souligne le caractère « paisible » de ce trio « centré ». Nous ne dirons pas autre chose à cette seule précision près qu’il est paisible parce qu’il est centré ; et que ce centre est un foyer, un regard, l’œil du cyclone. Vu « à vol d’oiseau ».
Philippe Alen