Après avoir été « Disque du mois » sur JAZZ IN en août dernier à la faveur de ses 40 ans à Paris, Ramon Lopez s’est prêté à une interview entre pairs, menée par notre ami Luc Bouquet (octobre 2025).
LB – Ton dernier disque s’intitule « 40 Springs in Paris ». Comment perçois-tu le jeune homme s’exilant à Paris en 1985 ? Et d’ailleurs pourquoi avoir quitté Alicante ?
RL – Je n’arrive pas à croire que cela fait quarante ans que je vis en France! Quarante ans à Paris, mais je jouais déjà à Alicante depuis une bonne dizaine d’années. En tant que jeune musicien arrivé en 1985, je voyais la ville comme une vaste scène où chaque coin de rue résonnait d’opportunités et de rencontres. Pour le jeune alicantino qui avait quitté son pays et sa famille, Paris était un mélange de mystère et de promesses.
A mon arrivé, j’étais plein d’espoir et d’enthousiasme. Cependant, j’ai découvert que le chemin était plus complexe et semé d’obstacles que ce à quoi je m’attendais, particulièrement au début de mon parcours. Pourtant, les sentiers de la musique, tout comme ceux de l’art, n’offrent aucun chemin tracé d’avance.
Le succès ne réside pas seulement dans l’accomplissement d’un rêve, mais dans la profondeur du voyage.
J’ai quitté Alicante parce que dans les années 80, la scène jazz en Espagne était encore en développement, avec quelques musiciens éparpillés, principalement à Madrid et Barcelone.
Il est essentiel de témoigner sur l’isolement culturel et l’impact du franquisme sur la musique, afin de comprendre comment l’Espagne a évolué musicalement, après des décennies d’isolement.
À l’époque, j’étais conscient des possibilités en France. J’avais eu entre mes mains des revues de jazz publiées en France, je savais qu’il y avait beaucoup de musiciens, et notamment des musiciens américains qui était installés à Paris, de nombreux festivals. C’était donc le moment idéal pour tenter l’aventure.
– La première fois que je t’ai entendu sur disque c’était avec François Cotinaud. Comment as-tu abordé les musiciens à cette époque ?
François a été un des premiers musiciens que j’ai rencontré en arrivant a Paris. Je ne connaissait personne et j’avais eu l’idée de m’inscrire pour un trimestre à l’IACP d’Alan Silva pour rencontrer de musiciens, François était très impliqué dans l’école et dirigeait l’ensemble dans lequel j’étais inscrit. La musique et une grand fraternité nous a uni et nous avons partagé de nombreuses années de collaboration et de complicité marquées par la sortie de trois disques sur son label Musivi: « Princesse » 1990, « Pyramides » 1992 et notre duo « Opéra » 1993.
– Tu as déjà enregistré 3 disques solos. Que représente le solo pour toi ? Un passage obligé ?
Oui, effectivement, « Eleven Drums Songs » 1998, « Swinging with Doors » 2007, tous les deux apparus sur le label Leo Records, et le tout nouveau « 40 Springs in Paris » chez Rogueart paru cette année.
Pour moi, les solos sont de moments d’intimité profonde avec ma batterie. C’est un espace où je peux explorer librement la résonance et la texture de la batterie, une quête d’expression pure et authentique, une liberté créative et une connexion unique avec le public.
Les solos de batterie ne sont pas un passage obligé. Il y a de merveilleux batteurs qui n’ont jamais enregistré de disque solo. Dans mon cas, cela s’est fait naturellement, guide par une passion et une inspiration nées d’un concert mémorable en solo au Festival de Jazz de Madrid en 1980 du grand parmi les grands, Max Roach.
– Par rapport aux autres disques as-tu pris une autre direction ?
En comparaison avec mes deux premiers solos, le dernier « 40 Springs in Paris », reflète à la fois une évolution naturelle de ma technique et de ma musique sur les vingt ans qui séparent les deux enregistrements, mais également, une quête de simplicité et d’authenticité pour toucher l’auditeur de manière plus profonde et sincère. En fin de compte, cette quête n’était pas consciemment planifiée. L’enregistrement était avant tout un instant d’improvisation.

Je me suis retrouvé en studio à Barcelone pour l’enregistrement du trio « Ephemeral Shapes » 2024, sur le label polonais Fundacja Sluchaj, avec Ivo Perelman et Aruan Ortiz. Le lendemain de cette séance j’ai réserve le studio trois heures, vu que la batterie était installé et le merveilleux ingénieur du son Ferran Conangla était disponible. Le disque a vu le jour.
– On retrouve dans ta longue discographie (plus de 140 CD !) une fidélité certaine avec des musiciens amis. Peux-tu nous dire quelques mots de Christine Wodrascka, Barry Guy, Ivo Perelman, d’autres que j’oublie ?
La fidélité est a coeur de ma démarche artistique. Travailler avec les mêmes musiciens permet de créer une véritable complicité et d’approfondir notre langage musical. C’est essentiel pour moi.
Avec Christine on a joué en duo pendant des années et on a enregistré trois disques sur le label Leo Records. Les duos « Aux Portes du Matin » 2001 et « Momentos » 2009 et « The Ventriloquist » avec Ivo Perelman en 2002. Nous étions très proches pendant toute cette période de collaboration, mais avec le temps, la vie nous a menés sur de chemins différents. Je suis convaincu que nous aurons l’occasion de nous retrouver pour de nouvelles aventures musicales.
Avec Barry Guy, et depuis notre premier enregistrement en trio avec Agusti Fernandez « Aurora » 2006, on n’a pas cessé de jouer ensemble dans toute sortes de formations, du duo au grand orchestre « The Blue Shroud ». On a enregistré une bonne vingtaine de CD’s ensemble et au fil de années notre complicité s’est profondément renforcée. Barry est vraiment extraordinaire, un musicien unique et un ami précieux.
Ivo est également un ami de longue date et nous avons enregistré de beaux disques ensemble. Cependant, le fait qu’il vive à New York rend la coordination de projets communs plus compliqué et nos retrouvailles deviennent plus rares. Aux dernières nouvelles, il envisage de s’installer en Europe, et cela laisse présager que notre collaboration reprendra de plus belle.
Bien sûr, il y a tellement d’autres artistes formidables avec qui je travaille actuellement, et c’est un véritable plaisir de collaborer avec Satoko Fujii, Angelica Sanchez, Aruan Ortiz, Philippe Mouratoglou, André Coll …

– Quel effet cela fait-il de se retrouver dans les grandes formations de Barry Guy ?
C’est fabuleux de pouvoir faire partie des grandes formations de Barry!
La musique est magnifique et l’equilibre entre une écriture très exigeante et l’improvisation est vraiment rare et précieuse. Et en ce qui concerne les musiciens, nous sommes quatorze membres venus d’une dizaine de nationalités différentes, et nous formons véritablement une grande famille, pleine de bienveillance. C’est sans doute l’une des expériences les plus enrichissantes et les plus gratifiantes de ma carrière.
– il y aussi les rencontres. Les rencontres ça se décide comment ?
Les rencontres c’est un mélange subtil entre le hasard et la volonté. Parfois, on provoque des rencontres en cherchant des collaborations avec de musiciens qui nos touchent, et d’autres fois, elles surgissent spontanément, souvent grâce à une ouverture d’esprit et une écoute attentive.
– Parlons technique. J’ai remarqué que tes futs et cymbales sont très rapprochés les uns des autres ? Pourquoi ? Ça permet d’aller plus vite ?
Oui, sans doute. Plus vite, mais surtout plus relaxé. Le fait que tous les éléments soient très rapproches me permets de mieux accéder a tous les éléments de la batterie en les combinant avec moins d’effort. Mais surtout par rapport au son, vu que j’accorde la batterie avec des peaux très résonantes sans aucun type de sourdine et que je joue avec de grands cymbales (toutes mes cymbales sont de 20’’), tout résonne comme un instrument unique et vivant.
– Ton style est foisonnant et pourtant on perçoit une vraie science des silences et des espaces. Certains batteurs t’ont-ils montré la voie ?
Merci pour cette remarque. La batterie est un instrument fascinant et complexe. C’est un défi passionnant de la maitriser. En se concentrant sur la technique, on peut parfois perdre de vue l’aspect musical et l’émotion qu’elle peut transmettre. C’est en créant des spaces et des silences qu’on parvient à une musicalité plus profonde et expressive, mais ce n’est pas la seule dimension. Il y a aussi les couleurs, les nuances…
Je réécoute mes enregistrements avec une oreille très critique et depuis des années, je sentais que je devais mettre plus de lumière et de clarté dans mon jeu.
Je suis profondément inspiré par la façon dont Picasso transforme un taureau de plus en plus épuré dans sa serie de lithographies « Le Taureau ».

En résume, j’ai été influencé par de nombreux batteurs, mais à un moment précis de ma vie, c’est Paul Motian qui a marqué cette étape déterminante.
– Depuis une vingtaine d’années, il semble de plus en plus difficile de jouer en France ce qui ne semble moins le cas de l’Europe. Je me trompe ?
C’est mon cas. J’ai vraiment du mal à jouer en France et le fait de jouer avec beaucoup de musiciens européens et américains ne simplifie pas les choses.
Mais je crois que ce changement est plus profond au fil des dernières décennies. La façon dont les gens interagissent avec la culture a évolué, l’engagement envers la musique et les arts a beaucoup diminué avec la place grandissant des écrans et du numérique.
Aujourd’hui, les musiciens de jazz en France rencontrent des défis croissants. La scène est devenue très dynamique avec de nombreux artistes talentueux, ce qui peut rendre les opportunités plus compétitives. En parallèle, les budgets alloués à la culture diminuent, ce qui réduit les opportunités de financement pour soutenir les projets et les lieux de jazz.
Cela dit, même si la France est confronté à ces défis, la situation est assez similaire à l’échelle européenne.
– Quel est ton meilleur souvenir musical de batteur ?
J’ai de nombreux souvenirs marquants, mais ce qui compte pour moi, c’est avant tout les moments de connexion et d’échange qui transforment chaque expérience en quelque chose de véritablement unique.
Si je dois en citer quelques-uns pour illustrer ces instants précieux, je pourrais évoquer par exemple mes enregistrements en solo, mes années d’enseignement de musique indienne au CNSM avec Patrick Moutal, l’ONJ, les rencontres musicales avec mes héros Subhankar Banerjee, Barry Guy, Rashied Ali, Joachim Kühn, Pharoah Sanders… mais il y en aurait bien d’autres.
– Et le pire (un duo avec Luc Bouquet à Maussane les Alpilles) ?
Noooon cher ami! On avait fait une belle rencontre et de la belle musique! What else?
– La peinture, c’est quelque chose de nouveau, vital ?
Dans mon parcours artistique, la peinture n’est pas une nouveauté, mais plutôt une extension naturelle de mes expériences avec l’art. Ayant été immergé dans l’univers de la photographie dès mon enfance, grâce à mon père et à mon grand-père qui étaient photographes, j’ai toujours nourri un profond respect et une curiosité pour les arts visuels.
Autrefois, ma vie était entièrement dédiée à la musique, mais depuis vingt ans j’ai trouvé un équilibre. Quand je ne suis pas sur scène, je consacre tout mon temps à l’atelier.
La peinture est devenu ma deuxième vie!
– Comment se présentent les quarante prochaines années de Ramon Lopez ? Toujours in Paris?
Prédire le futur est un exercice délicat, mais j’espère que chaque moment continuera de m’émerveiller comme la première fois.
Entretien entre Ramon Lopez et Luc Bouquet, Octobre 2025





























