Trois Palis: le jazz, masque et miroir

Trois-Palis (16), 19-21 septembre 2025.

Un festival, pour n’être pas qu’un défilé de noms et d’instants indifférents les uns aux autres – avec en outre, s’il est « de jazz », l’odeur de la frite –, propose discrètement les éléments d’un débat. Au bout de huit éditions, ils étaient sur la table.

Une ancienne collection de La Guilde du Jazz s’intitulait « Visages du jazz ». Elle compilait, à l’usage de qui souhaitait s’initier à cette musique alors encore en vogue, quelques grands noms d’avant-guerre, Sidney Bechet, Count Basie, Benny Goodman, James P. Johnson… Pour ne mécontenter personne, la couverture ne mettait en valeur aucun d’eux mais, en majesté et en contre-plongée, le col et le pavillon d’un ténor derrière lequel s’effaçait le visage du souffleur dont seuls étaient visibles l’oeil gauche, fermé, et la lisière de cheveux crépus attestant l’authenticité de la musique présentée.

Quelque soixante-dix ans plus tard, on serait tenté de transposer à l’échelle française ce raccourci d’une époque, en prenant au mot toutefois cet intitulé. Les visages ne disent pas tout ; certes, ils peuvent se révéler des masques, mais toujours ils disent quelque chose. De l’expression lumineuse, sans cesse en éveil, respirant le plaisir de jouer et de partager sa joie de Christophe Beausset derrière ses cymbales lors du premier concert, au visage de pierre, dur et fermé, sans un regard pour personne de Christophe Marguet derrière ses fûts pour la clôture du festival, d’un batteur l’autre on avait tracé la diagonale qui traverse, bien plus que le jazz, certaine conception de la musique.

Oiseaux, forêt, fantaisie

Avec Christophe Beausset (dms) donc, de Drôles d’oiseaux sont lâchés. Sur les compositions de Didier Frébœuf(p) et avec Guillaume Souriau (b) comme ferme et souple rectrice, c’est un trio classique qui s’élance, délicatement d’abord avec Virtuel. Sur un tapis feutré s’élève un ostinato que viennent lécher les lames sans cesse renouvelées d’une marée de lignes à la fantaisie inépuisable mais d’une décision à la logique imparable. L’élan est tel que d’irrépressibles applaudissements faucheront net un silence acrobatique. D’un hommage oxymorique à Thelonious Monk et Bill Evans entre qui la plume de Frébœuf a trouvé le passage du nord-ouest (Theolonious), à un Toucouleur sur un rythme néo-orléanais aux appuis funk qui tendait encore le fil des regards entre le pianiste et le batteur, celui-ci scrutant avidement les moindres intentions de celui-là pour en démultiplier sans les exagérer les effets, le trio brilla de tous ses feux. Un tango crypté, une chanson aux accents pop, des Cadavres exquis aux riffs entêtants d’une double croche répétée en rafale, comme on frappe à la porte, une pièce toute en suspension qui s’amplifie de l’intérieur et dont la durée des silences est structurante : au total, cette oisellerie nous assure qu’à la condition d’être menée par un fauconnier de la trempe de Fréboeuf, on peut encore espérer d’une formule classique telle que le trio piano-basse-batterie. C’est qu’outre la maîtrise du pianiste en mécanicien de précision, Frébœuf, qui n’a pas renoncé à la mélodie, offre à ces drôles d’oiseaux de véritables compositions tant concertantes que déconcertantes sur lesquelles prendre leur envol.


Il pourrait presque en aller de même avec Argot lunaire, la phalange rassemblée par Anne Quillier (p)pour colorier ses compositions. Autour d’elle, massés sur un plancher bien étroit pour les contenir tous, Pierre Horckmans (cl, bcl), Nicolas Mary (basson), Fany Fresard (v), Michel Molines (b) et Guilhem Meier(dms) sont engagés sur les pistes d’un réseau complexe de chassés-croisés, qui superposent des fragments mélodiques simples et clairs en cycles asymétriques et fortement scandés. C’est un chatoiement de timbres dans lequel les bois et le piano mènent la danse sur une rythmique sèche, aux résonances le plus souvent empêchées – cymbales coiffées, arsenal de cloches et de bols renversés sur les peaux. De pièce en pièce, un univers onirique se déploie, touffu et labyrinthique comme la forêt de Brocéliande dans laquelle contrechants et contretemps transforment de simples motifs en une tapisserie fantastique et foisonnante, où s’égarer à loisir. Comme dans un dessin d’Arthur Rackham1, sous les racines d’un arbre à l’écorce grimaçante, s’agite tout un peuple de gnomes, d’elfes et de fées dans le dos d’un digne et raide personnage. Des titres sont à cet égard éloquents : La druide de Schubert, qui s’achève au bord de la cacophonie ; Pantomime, qui désarticule ce qui pourrait être une musique de scène pour des tréteaux élisabéthains sinon de cirque pour l’arène. La clarinette basse de Pierre Horckmans y brille en duo avec une manière de steel drum, puis avec le piano d’Anne Quillier. Sans oublier Punk licorne, un ostinato sur une note en équilibre sur une rythmique crépitante. Tout cela n’empêche pas des moments de rêverie quasi pré-raphaélites, comme dans la longue introduction de piano d’esprit debussyste d’Avant le silence, après qu’un duo de basse-clarinette et de basson nous ait enfoui La tête sous le sable. Mais, venus du violon, des coups de griffes zèbreront la première tandis qu’un décalage progressif fera perdre définitivement cette tête qui se croyait à l’abri d’incessants sortilèges. Dans cette petite salle communale à l’acoustique heureusement saine, le volume dégagé par le sextet ajoutait à la densité de l’écriture. La limite était atteinte pour que le propos restât intelligible, mais l’espace manquait pour que la moire des timbres qui, par un constant tuilage le hachurait avec délicatesse, puisse jouer à fond de ses contrastes et clairs obscurs.


Formes troubles

Anne Quillier (fender p, moog syth), toute seule le lendemain, amenait à recueillir d’une autre oreille les intentions qu’on pouvait lui prêter la veille. Dans cette église à l’acoustique un rien réverbérante, elle se livra à de longues errances, tantôt bordées par un ostinato de la main gauche, tantôt plongeant à la dérive et sans retenue dans un courant opaque, ramifié, aussi méandreux que la Charente en ces lieux. Quand elle abandonnait pour un temps la sonorité aquatique du Fender, elle remuait alors généreusement une lie épaisse du fond du Moog. Si la pianiste de la veille se distinguait par la netteté de son articulation, elle se révéla ici captivée par les figures fugitives qui pouvaient se dessiner et se dissoudre comme des ombres, des formes spectrales que dessine la vase remuée dans de l’eau claire, tout en usant d’un son flou, saturé, volontairement sali. Une des pièces jouées par le sextet s’intitulait Le vice du sujet : c’était un peu de quoi il s’agissait, essorer en la tordant cette veine mélodique, en exprimer un jus trouble dont la viscosité transfigurait ces lignes hier encore bien définies. Si des mélodies simples et presque enfantines pouvaient par instant faire surface, arpégées de la main gauche, elles étaient aussitôt brouillées, reprises comme un bois flotté par ce flot boueux. Qu’on ne se méprenne pas, la boue est un matériau riche, on peut, à l’instar d’un Richard Long, en tracer des couronnes somptueuses, on peut en faire des bains, ludiques ou thérapeutiques. Toutes ces dimensions avaient trouvé à se réunir dans cette immersion océanique. De Watchdog, sa formation en duo avec Pierre Horckmans, à ce solo, en passant par le sextet, on peut voir le travail d’Anne Quillier soumettre progressivement la forme native de sa veine mélodique à un traitement qui soit par excès la disloque – fragmentation, duplication, diffraction –, soit par défaut l’obscurcit ou la noie. C’était une chance que d’avoir pu l’accompagner sur ces deux voies qui se faisaient très discrètement écho (Echo – titre encore d’un morceau de la veille).

Si ce solo d’Anne Quillier se tenait sur la lisière qui sépare la matière de la forme, Sylvain Kassap(cl, bcl, chalumeau) et Hélène Labarrière (b) abordaient d’une certaine façon la même problématique, peut-être à leur corps défendant. Les sinueux mélismes d’Une cure d’inefficacité semblèrent après-coup faire figure de programme. Ces lignes de clarinette-basse mollement convulsées, mitées par une prolifération de notes étouffées et de sons multiples, sans direction précise ni volonté expressionniste laissaient songeur. S’ensuivit une Suite nomade qui traversait de multiples traditions, essentiellement moyen-orientales. Elle s’avéra plus convaincante, davantage toutefois par l’animation de longues tenues usant de la respiration circulaire que par ses mélopées effilochées. Crinière amena au bord du silence par la caresse du souffle et du bois, You accorda les basses sur un unisson avant de ressusciter quelques ghosts murmurant un peu de chanson française ; une Asphixie climatique força une toux catharreuse dans le tube de la clarinette tandis que des glissandos sur les cordes lubrifiaient son passage : c’est, en fin de compte, à ces pincées d’humour que fut retenu ce qui sans elles glissait doucement de l’informel à l’informe sans pour autant gagner son poids de matière brute.


Portes ouvertes

En solo le lendemain, Sylvain Kassap poursuivit dans la même voie. Les jeux de souffle initiaux mués en sifflements, en babil d’hirondelles, se timbrèrent peu à peu pour emprunter clandestinement les voies de l’Est. Portées par l’acoustique de l’église, ses arabesques toujours un peu erratiques, composèrent avec des passages volubiles puis des jeux rythmiques de clés et de tampons. Or cette errance a une histoire : un grand-père de Bessarabie, fuyant en 1903 le pogrom de Kishinev (Chisinau). Brièvement rappelé, ce contexte justifiait les accents klezmer que prit, en musique, cette confession tourmentée.

Nouveau rebond, nouveau recours : « Nous sommes toujours là…2 » Ces vers récités d’un poème de Mahmoud Darwich devaient lui donner un tour supplémentairedans lequel il est permis de déceler la source cachée de cette intranquillité, fondatrice d’une esthétique : « Sentimentaux involontaires / lyriques par choix / nous avons oublié / les paroles des chanson sentimentales. / Ici en compagnie du sens : nous nous sommes révoltés contre la forme / et nous avons modifié l’épilogue »… Et pour cet épilogue, deux voix ont été convoquées : Coltrane (Lonnie’s lament) et Don Cherry, celui d’Old and New Dreams (Mopti). Deux voix encore qui disent deux voies possibles d’une même quête : sur place, la recherche d’une transcendance et, dans le monde, un éternel vagabondage. Nous repartions avec un trousseau de clés pour rouvrir les portes qui nous étaient restées celées.

Dans ses formations intimes, Hasse Poulsen (g, vcl) les ouvre largement, ces portes, sur ce qui l’anime, sa vie, son foyer, ses petites attentions, ses grandes admirations. Large sourire, oeil espiègle, il déploie en tous sens sa longue silhouette dégingandée, tout accueil. Épaulé de Tomasz Dąbrowski (tp) et deFredrik Lundin (ts), un trompettiste polonais et un ténor danois, ce sont Unknown Winter. Le charme sous lequel Poulsen nous avait tenu l’an passé3, alors secondé du seul François Méchali, s’est renouvelé, avec des moyens cependant différents. Au travers d’une douzaine de pièces au format chanson, le naturel confondant avec lequel des matériaux bruts, des dynamiques surprenantes, des dissonances crues se glissaient dans ces aimables petites formes rappelaient les facéties de l’enfance. Mais la distance reste grande entre les gribouillis de maternelle et leur résurgence consciente. La spirale tridimensionnelle, irrégulière et presque abstraite qui figure les mouvements des jupons séparant les deux jambes au galbe parfait d’une danseuse de french cancan saisie dans un grand écart vertical par l’oeil de Picabia4 donnerait une idée assez juste de ces condensations subites, de ces déplacements-surprise, au travail dans ces tableautins aux titres évocateurs : Counting stars, On the wall, Wasp & Butterfly… Dans Drum solo – sans batterie – Poulsen farfouille dans ses cordes pour en extraire, inextricablement mêlés, un jeu tout en accords que n’aurait pas renié Barney Kessel et des saillies de pionniers du rock’n’roll. Son jardin d’hiver est un potager envahi de plantes toxiques ou carnivores (Unknown winter). Au mur, les images accrochées sont des clichés perturbés : slaps, crachotis. Quand vient le tour du ténor, Lundin, tenue de gendre idéal, veste grise sur chemise blanche, cheveux et barbe bien taillés, lunettes d’inspecteur de l’Éducation nationale, se met à danser d’un pied sur l’autre en fléchissant les genoux et livre un décoiffant solo de ténor velu digne des shouters d’antan. Le contre-pied n’a pas tardé à venir, et du fond des âges. George Peele (1556-1596), ce contemporain de Dowland et des jeunes années de Donne, a prêté son magnifique poème Hot sun, cold fire à Poulsen qui l’a vêtu d’une mélodie charmeuse presque délicieusement pop pour en faire une mélodie touchante, relevée d’une pointe acidulée qui la rend ambiguë. Puis, par degré, un bel ensemble des deux soufflants conduit à ce moment recueilli d’une berceuse lancinante composée par le guitariste pour prolonger les vers tirés de ce même poème de la renonciation, Any bright eye. Les nombreux points de fuite, vers le jazz, le rock, la chanson, la poésie, le blues même qui peut en somme servir à tous de commun dénominateur et conclura le set après un Holy room au thème tristano-braxtonien ; ce superbe saxophone dont on devine l’étendue des registres égale à la retenue ; cette trompette à la litote ciselée qui pourrait réveiller des souvenirs de Lester Bowie ; tout cela, loin d’éparpiller la musique, contribue au contraire à créer un univers singulier dans lequel cohabitent bonne humeur et sourde mélancolie, tendresse et iconoclasme.


Symptômes du temps

Le nom qu’a choisi Christophe Marguet (dms) pour son dernier quartet Echoes of time se justifie pleinement si l’on comprend par là le retour décalé et amoindri d’un son. Lorsque ce son revient, il est comme l’ombre d’un passé qui n’est plus. Et c’est bien ce que l’on pouvait entendre pour clore cette édition de Jazz(s) à Trois-Palis.Autour du batteur, Manu Codjia (g, electr.), Régis Huby (v), et Hélène Labarrière (b) ont été les acteurs d’un curieux théâtre – d’ombres, donc. Non qu’ils n’aient donné à plein ce que l’on pouvait attendre d’eux, la question demeurant de la nature de cette attente. L’amplification donna d’emblée au prélude planant de L’immensité le clinquant de pelliculage brillant qui transforme l’émotion d’un lever de soleil en couchant de carte postale. Ses pizz sonnant creux, on ne reconnaissait plus la musicienne qui, la veille, avait donné la réplique à Sylvain Kassap. Le solo de guitare nous transporta, lui, quarante ans en arrière. Les passages plus libres, défaits, de Rupture qui, après un hommage à Steve Swallow, suivirent un unisson tranché dans le vif par des triolets de batterie, ne suffirent pas à donner un peu d’aisance à la silhouette corsetée de ce quartet. C’est que, au moment où chacun semblait partir de son côté, l’impression dominait que c’était sur ordre. Enfin, la figure de guitar hero qu’incarna Manu Codjia sans désemparer avec ses enchaînements de « plans », acheva de donner à ce qui se jouait sur scène l’allure d’une reconstitution. Il y avait tout pour enthousiasmer, dans la mesure où chacun se rappelait ses vingt ans. Un duo de Labarrière et Huby, nettement plus ouvert, la musique respirant enfin d’une pulsation qui lui était propre, laissait penser que la vie aurait pu reprendre, pour peu que son coeur partage son autorité avec d’autres organes. Et que ceux-ci prennent une part qui ne se réduise pas à l’exécution d’un rôle, si bien écrit soit-il. À défaut, l’ensemble sonne quelque peu « hors-sol » et tend un miroir assez fidèle à son leader : Marguet affichait un masque appelant la jugulaire. Telle quelle, la musique fut jouée, bien jouée ; lui manquait seulement le peu de jeu qui eût témoigné qu’en elle se jouait quelque chose pour que nous ne fussions pas nous-mêmes joués.


L’époque nous montre tous les jours, sur tous les plans et dans tous les domaines, que cela ne semble plus poser problème. Du coup, la note d’intention de Christophe Marguet prend un sens inquiétant : « Echoes of Time, écrit-il, est le reflet d’instants, qu’ils soient passés, présents ou à venir. Parcourant notre perception du temps qui passe, nous tentons de la restituer avec ce quartet, puisant dans les racines du jazz tout en étant résolument tourné vers l’avant ». Pour ce qui est du passé, nous l’avons entendu ; en faire le tableau du présent est pertinent si on se figure celui-ci comme le moment de triomphe du simulacre – ô Baudrillard ! –, pertinent mais guère réjouissant ; penser qu’il recueille le reflet d’instants à venir est pour de bon une prophétie de malheur. Pour autant qu’on l’aie convenablement reçue, elle ne se place pas du côté de la résistance. Son accueil généreux n’augure rien de bon.

Quelle image aurait-on retenue parmi les masques offerts au cours de cette huitième édition de Jazz(s) à Trois-Palis, concentrés, interrogatifs, joyeusement ironiques, ravis, professionnels, murés sur scène, généralement enthousiastes, parfois dubitatifs au parterre, pour une nouvelle collection de Visages du jazz ? Prudemment, en 1956, on avait évité d’en dévoiler les traits et placer un instrument emblématique au premier plan : le saxophone ténor. En 2025, resté symboliquement représentatif de cette musique, il n’était présent qu’une seule fois. Fantasme ou réalité ? Le jazz est-il autre chose aujourd’hui que la réalité d’un fantasme ; lancinante, persistante. Plaçant en tête et en queue du programme de ces trois journées, une réponse anticipée à une question qui n’était pas consciemment posée, Jazz(s) à Trois-Palis a répondu à sa façon, optimiste. D’ailleurs, son affiche évite l’image : du texte. À déchiffrer, d’édition en édition. Attendons la prochaine avec gourmandise et curiosité.

Philippe Alen, texte et photos additionnelles
Bernard Andruccioli, photos

1« Les jardins de Kensington sont à Londres, où habite le roi. »

2Mahmoud Darwich, « Ici. Maintenant. Ici… et maintenant » in Le lanceur de dés et autres poèmes, Actes Sud.

3Le Tour du monde en Trois-Palis.

4 Dessin sans titre (Danseuse) de 1937.

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Jazz actu·ELLES saison #2
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