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Ulysse ou le retour à Porquerolles

21° édition de Jazz à Porquerolles du 9 au 13 juillet 2022

Le thème de la dernière exposition de la Fondation Carmignac à Porquerolles étant celui d’Ulysse et du labyrinthe, le titre de cet article s’est imposé à moi pour vous rapporter la dernière édition du festival jazz de Porquerolles qui après deux ans d’absence dans l’enceinte du Fort Saint Agathe y fait enfin son retour.

Je vais à ce festival depuis 2012. Il n’y a rien eu évidemment en 2020 et une seule soirée sur le site magnifique de Châteauvallon l’an passé pour la soirée de clôture, le festival s’étant dispersé à la Fondation Carmignac de l’île et sur le site archéologique d’Olbia à Hyères. Fondé par Frank Cassenti, ce festival a toujours été à part dans le paysage des festivals estivaux : l’insularité, le Fort, la sélection d’artistes, tout y parle de résistance. Résistance à l’usure du temps, résistance aux modes que nous imposent certains grands festivals, résistance politique on peut le dire, par les thèmes abordés par les artistes.

Et c’est toujours une petite aventure d’aller à Porquerolles, une parenthèse enchantée qui commence avec le bateau à prendre à la Tour Fondue. Soit on reste sur l’île (avec les difficultés à trouver un logement pas trop onéreux), soit on reprend le bateau chaque soir, souvent avec les musiciens. J’ai testé les deux possibilités. Comme le dernier bateau est à minuit trente cette année, il faut composer avec un coucher tardif mais j’avoue que cette alternative a du charme. Rester sur l’île permet par contre de profiter de ses matinées et fins d’après-midi au calme avant et après le retour des touristes. Quoiqu’avant le 14 juillet, la foule soit encore supportable.

Les années passées, un dernier bateau spécial jazz partait à 20hs de la Tour Fondue et une fanfare accompagnait les passagers dès leur arrivée jusqu’au Fort Sainte Agathe. Un grand moment festif. Hélas, ce ne fut pas le cas cette année, la fanfare partant bien trop tôt à 19hs15. C’est fort dommage car en plus je ne vois pas l’intérêt d’arriver au Fort une heure avant les concerts, les restaurants étant dans le village.

En tout cas l’ambiance jazz est palpable, des notes surgissent çà et là, que ce soit celle des balances qui s’envolent du Fort, les fanfares qui déambulent un peu partout dans le village (Christophe Leloil  & Massilia Brass Bounce les 9/10/11 juillet puis Lazcars Volcanos les 12 et 13) et les concerts gratuits à 16h30 dans le jardin de la Maison du Commandant (le sextet de la Compagnie So What les 9 et 10 juillet et Amou’Caché où Frank Cassenti joue de la guitare du 11 au 13),


Samedi 9 juillet, un unique concert, celui du sextet d’Anthony Joseph. Il était venu il y a 10 ans invité par Archie Shepp. Accompagné par Andrew John à la basse, Thibaut Rémy à la basse, Rod Youngs à la batterie, Denys Baptiste et Colin Webster aux saxophones, c’est une équipe en grande forme qui prend le bateau avec nous d’ailleurs et ouvre les festivités avec son dernier opus “The Rich Are Only Defeated When Running For Their Lives “. J’avais eu le plaisir d’entendre déjà Anthony Joseph au festival Jazz à Junas en juillet 2016 pour entendre “Carribean Roots”. Et c’est avec un plaisir renouvelé que je me suis retrouvée aux premières loges. Anthony Joseph nous bouscule, nous interpelle, c’est un slameur poétique et politique militant et le duo de saxophones est fabuleux à écouter. Rythmes caribéens, mais je dirais aussi éthiopiens (en particulier pour le titre Calling England Home qui fait penser à Yèkèrmo Sèw  dans les Ethiopiques de Mulatu Astatké). Impossible de rester tranquille sur sa chaise, les jambes suivent le rythme, le Fort n’est pas plein, c’est étrange, mais le public sous le charme.


Dimanche 10 juillet fut une soirée à marquer d’une pierre blanche également. En première partie, c’est un trio ibéro-américain qui joue “Caminantes” (les voyageurs en français) sorti en juin 2021. Un trio éblouissant réunissant le guitariste brésilien Yamandu Costa, l’argentin Martin Sued au bandonéon et le portugais Luis Guerreiro à la guitare portugaise. Yamandu est déjà venu deux fois au Fort. En solo en juillet 2016 puis en duo avec l’accordéoniste Vincent Peirani en juillet 2018 et ce fut chaque fois des moments magiques. Peu connu en France où il se produit rarement, nous avons donc eu ce privilège de l’entendre trois fois. Son instrument fétiche, c’est la guitare à 7 cordes, celle que l’on retrouve dans le choro brésilien, probablement venue de Russie (pays de naissance de la guitare à 7 cordes) Sa dextérité est prodigieuse et cette fois il est encadré par deux autres artistes qui arrivent l’un après l’autre et se connaissent déjà bien.  Un concert en lévitation où les styles entremêlés des trois musiciens se croisent et se succèdent sous les applaudissements nourris. Un moment très fort du festival.


En seconde partie de soirée, sous le chant persistant des cigales puis du petit duc, c’est le quintet du guitariste et chanteur Piers Faccini qui prolonge cette belle ambiance. Il est accompagné du batteur Simone Praticco, du joueur de mandole et guembri Karim Ziad, de la violoncelliste Juliette Serrad et de la violoniste alto Séverine Morfin. Ambiance feutrée et sombre au départ avec un chant de travail des Pouilles a capella sur le devant de la scène. Le ton est donné. Le premier titre du dernier disque “Shapes of the Fall” est ensuite joué They will gather no Seed avec un refrain que nous sommes amenés à scander « Bring me my home back ». C’est une complainte. Rendez-moi ma maison, tant pour les humains que les animaux ou la Terre. C’est un concert politique en fait qui ne sera pas isolé durant ce festival. C’est un appel aux Anciens pour retrouver la lumière. Tous les titres chantés en anglais ou italien sont du même acabit. Un beau world jazz assumé avec des rythmes d’Afrique du Nord bien servis par les instruments à cordes et un batteur implacable que j’ai particulièrement apprécié. Oui, j’ose le dire, j’ai fortement apprécié aussi ce concert qui m’a donné envie de danser. Et ce fut le cas où le public a été incité à se lever, à danser et à chanter, à se libérer ! Et ça fait beaucoup de bien.


Lundi 11 juillet, les percussions sont à l’honneur d’ailleurs détectables dans l’île au moment des balances.

Voilà déjà le réunionnais Danyèl Waro, le sorcier blanc du maloya, musique traditionnelle de la Réunion. Accompagné de Loran Dalo aux congas, de Gilles Lauret au triangle, de Bino Waro au sati et de Mika Talpot au rouleur, il a amené ce soir-là son charisme et sa générosité car il est autant musicien que poète et infatigable militant de la cause créole. Il chante d’ailleurs en créole et c’est hélas difficile de comprendre ce dont il parle. Ses chansons parlent de liberté, quand on sait que le maloya fut interdit à la Réunion jusqu’en 1981. Mais il chante aussi l’amour maternel, l’amitié et le métissage. Militant de la première heure, c’est en prison, où il est resté deux ans pour insoumission après avoir refusé de faire son service militaire, qu’il a écrit ses premiers textes. Les rythmes traditionnels en font chalouper beaucoup mais les bouchons d’oreille sont de mise pour moi.


Nous restons dans l’Océan Indien et les Mascareignes ce soir puisque c’est le groupe An’Pagay qui prend le relais dans le même esprit, représentant le futur du maloya par sa jeunesse pour nous jouer le disque “Somin Tegor” sorti en juin de cette année sur le label Inouie Distribution. Cette formation est composée de Luc Moindranzé Karioudja au chant et compositions, Margaux Delatour et Cindy Pooch au chant, Léo Dumont et Wendlavim Zabsonre aux batteries, Damien Cluzel à la basse et Romain Dugelay au saxophone alto, arrangements et direction artistique. De petites lampes sont amenées sur le devant de la scène et c’est dans une ambiance plutôt sombre que commence le concert. Atterrissage fracassant dans le maloya crû 2022 avec bouchons d’oreilles également conseillés. Entre le clash percutant des musiques afro-colombiennes et les énergies du nouveau maloya, un courant d’air chaud est rapidement passé. Une transe d’un nouveau monde s’est nouée autour des rythmiques et des voix, mâtinées d’additifs synthétiques addictifs ou non… car j’avoue m’être éclipsée devant tant de…pagaille.


Mardi 12 juillet, c’est le retour de la flûtiste Naissam Jallal au Fort qui sera aussi un grand moment de ce festival avec son quintet  Rythms of Résistance  pour jouer son dernier opus “Un Autre Monde” Elle était venue en juillet 2017 au Fort pour jouer “Almot Wala Almazala”, vibrant hommage à la révolution syrienne. Cette fois, elle revient toujours en quintet avec ses frères comme elle aime à le dire qui l’accompagne depuis plus de 10 ans, Mehdi Chaib aux saxophones et percussions, Karsten Hochapfel à la guitare et violoncelle, Arnaud Dolmen à la batterie et Damien Varaillon le contrebassiste préféré des flûtistes puisqu’il jouera aussi ensuite avec Magic Malik (il remplace actuellement Zacharie Abraham). Ce fut un concert très émouvant, d’une authenticité rare, où Naissam prend aussi le temps de nous expliquer son combat pour la richesse du métissage à travers un samai andalou par exemple, l’Andalousie ayant été une terre riche en artistes et scientifiques de toutes origines ayant permis de grandes avancées pour l’humanité ce qui plaide pour le vivre ensemble. Elle chante également le cri de la Terre en même temps qu’elle souffle dans sa flûte et c’est bouleversant. Est-on capable d’entendre ce cri et de repenser notre rapport au vivant ? La flûtiste est très émue. Elle ne jouera pas de rappel pour laisser la scène à Magic Malik à qui elle rend hommage et nous lit avant son dernier morceau un très beau texte de sa composition « D’ailleurs nous sommes d’ici ». Mais peut-on dire d’ores et déjà que l’élève a dépassé le maître ? Je crois bien que oui…


Lui succède ensuite le quintet du flûtiste Magic Malik pour « Jazz Association », à la fois groupe et titre de son disque sorti en mai 2019 sur le label  Jazz&People. Avec lui Olivier Laisney à la trompette, Damien Varaillon à la contrebasse (deux concerts de suite ! Il semble être le contrebassiste préféré des flûtistes), Maxime Sanchez au piano et Stefano Lucchini à la batterie Il nous explique longuement et un peu confus l’origine de la naissance de cet opus. Ayant grandi sur l’île de la Guadeloupe qui regarde toujours vers l’hexagone, il a mis du temps à prendre conscience qu’il était légitime pour jouer du jazz qui n’est pas le pré carré de l’Amérique. C’est en écoutant Coltrane qu’il a eu cette révélation. Et c’est le trompettiste qui lui a composé le groupe parfait. Magic Malik met donc ses pas dans ceux des géants qu’il admire, Thelonius Monk (le pianiste a d’ailleurs été récompensé par l’Institut International de Jazz “Thelonious Monk” en 2018), Sonny Rollins et autres. Un beau concert avec toujours la marque caractéristique de ce flûtiste, mais j’avoue avoir été plus touchée par Naissam Jalal.


Mercredi 13 juillet

La genèse de cette soirée nous a été révélé à l’occasion d’une rencontre avec Michel Benita à la Fondation Carmignac où Frank Cassenti nous raconte son projet de mettre en scène la lecture de Novecento qui sera joué le soir et Michel Benita nous offre un petit impromptu apéritif


Nouvelle soirée émouvante marquée déjà par le duo du Prince de Porquerolles, j’ai nommé le saxophoniste Archie Shepp, avec le pianiste Jason Moran. Le disque du duo “Let my People Go” est sorti début 2021 sur le label Archieball. Archie avait joué pour la première fois en 2002 au Fort Ste Agathe et il revient chaque année. Ce soir la lune est très proche de la terre, c’est donc un concert exceptionnel à tout point de vue. Aldo Romano qui venait aussi chaque année n’est pas là cette fois hélas pour raisons de santé. Quand il est sur scène, Archie n’a plus d’âge malgré ses 85 ans, toujours élégant avec son costume trois-pièces et son chapeau. Il arrive accompagné par son pianiste car son pas devient hésitant. Le Fort est complet ce soir pour applaudir le saxophoniste dès son entrée. Deux invités surprise viennent les accompagner, le contrebassiste Michel Benita puis le trompettiste Olivier Miconi. Un moteur diesel qui tourne au ralenti au départ puis s’échauffe et voilà notre Archie lancé. Quelques reprises du disque puis la Ballad for a Child à l’arrivée du trompettiste remarquable, vu dans Attica Blues joué à Porquerolles en juillet 2018, avec un Don’t Get Around Much More et un Let My People Go final d’anthologie qui m’a donné la chair de poule avec le pianiste, je ne l’ai pas assez dit, qui est d’une subtilité magistrale. Archie quitte la scène sous un tonnerre d’applaudissements, se retourne plusieurs fois, les larmes coulent toutes seules sur mes joues…


La seconde partie de soirée est également magnifique. Originale pour le moins, car c’est la lecture du roman « Novecento » par Frank Cassenti. “Tu n’es pas complètement fichu”, nous dit Novecento, “tant que tu as une bonne histoire et quelqu’un à qui la raconter”. Frank Cassenti raconte, Jacky Terrasson incarne au piano ce chef d’œuvre avec Michel Benita à la contrebasse.  Frank avait déjà mis en scène ce texte avec la musique du batteur Aldo Romano et la voix de Jean-François Balmer en 2001. Mais il avait envie de lire lui-même et d’imprimer sa marque au texte, d’autant plus que lorsqu’il propose à Jacky Terrasson sa participation, le pianiste sort le livre de sa poche, à condition de ne pas répéter. C’est donc directement que le trio plonge dans l’histoire et c’est une réussite. J’ai eu un plaisir immense à me poser et en fait prendre uniquement quelques photos, d’autant plus que la scène était sombre. Un texte bien sûr un peu surréaliste, mais plein d’espièglerie qui fait souvent sourire le trio d’ailleurs et le public aussi. Le pianiste entrecoupe le texte de morceaux improvisés tout à fait appropriés ou de ragtime endiablé, avec la ponctuation assurée par le contrebassiste. Un vrai bonheur qui a bien conclu le festival.


Voilà donc cinq jours marquée par l’Amour nous dira en conclusion Frank Cassenti, une édition riche en émotions au travers de musiciens venus du monde entier, choisis pour leurs engagements et bien sûr leurs qualités artistiques. Quand on sait la difficulté de faire un festival sur une île avec toutes les contraintes, on ne peut que s’incliner devant sa belle longévité. Merci donc à toute l’équipe de Frank et à ses bénévoles, l’île redevient silencieuse (au niveau musical j’entends car elle est bien animée en journée et même la nuit), mais c’est toujours le même petit blues qui m’étreint à la fin du festival. Merci donc à toute l’équipe et en particulier merci à Victor Fabre le chargé de communication et longue vie à ce festival résistant !

Florence Ducommun, Texte et photos.

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