Les chaudes nuits à Charlie

Charlie Jazz Festival du 3 au 6 juillet 2025

Me revoilà année après année sous les platanes tricentenaires du Domaine de Fontblanche, fidèle parmi les milliers de fidèles qui se précipitent pour communier à cette magnifique manifestation annuelle concoctée par l’équipe de Charlie Free, sous la houlette de son directeur Aurélien Pitavy et de son président Franck Tanifeani. Une 27° édition qui comporte une soirée de plus cette année soit quatre sous une chaleur caniculaire et le chant immuable des cigales qui comptent bien chaque fois pousser la chansonnette ! A noter la disparition de la petite Scène du Moulin où se produisaient souvent de jeunes musiciens et le maintien seulement de la Grande Scène des Platanes, en raison de contraintes budgétaires hélas. Dommage, car on y découvrait souvent des talents prometteurs.

Jeudi 3 juillet, nous voilà accueillis par la fanfare Tom Sawyer au groove irrésistible qui déambule parmi les festivaliers dans le grand parc heureusement beaucoup ombragé. Un répertoire très New Orleans et années folles qui lance les festivités.

Vers 20 heures, c’est le Louis Matute Large Ensemble qui attaque en beauté la soirée. Aux manettes le guitariste suisse Louis Matute (entendu au Tremplin jazz de Porquerolles en 2017 dans le groupe Phasm ayant reçu le Prix du Public) et qui depuis fait son chemin grâce à un talent hors normes. Il a su s’entourer de musiciens remarquables : Nathan Vandenbulcke à la batterie (aperçu tout jeune avec lui au même tremplin dans le même groupe et dans Kolmoset où il avait stupéfié l’auditoire et reçu le prix spécial du Jury), Léon Phal au saxophone ténor à la réputation déjà bien affirmée, le suisse Virgile Rosselet à la contrebasse, Zacharie Ksyk à la trompette et Andrew Audiger au piano et Rhodes. Autant dire six jeunes talents du jazz actuel, sortis de l’Hemu de Lausanne où ils se sont connus et qui ont sorti déjà trois disques avec un quatrième à venir en janvier. Un bouillonnement irrésistible qui donne envie de danser dans un mélange parfaitement bien digéré de jazz et de rythmes afrocubains. Les envolées de chacun des musiciens sont applaudies à tout rompre, dans un répertoire reprenant des titres des trois albums, avec Tangos de l’album “Our Folklore” qui fait l’intro, des titres de “Small Variations From the Previous Day” et la primeur d’entendre deux compositions de l’album à venir au travers de Dolce Vita et Gringolandia qui termine un concert d’une heure trop court au goût du public. Un grand moment mais consolez-vous, vous pourrez les entendre lors des très nombreux concerts qu’ils vont donner cet été en France et en Europe, en sachant qu’ils viennent de jouer au Montréal Jazz Festival !


Arrive alors le trio du contrebassiste Avishai Cohen également de retour de Montréal. A ne pas confondre avec son également talentueux homonyme trompettiste !On ne présente plus ce dernier, tant il joue souvent en France, son pays d’adoption qu’il apprécie fortement quand il n’est pas en Israel. Et le public affectionne ce musicien aux multiples albums toujours séduisants, souvent dans une formule trio avec de très jeunes accompagnateurs toujours épatants qu’il prend sous son aile avant qu’ils ne s’envolent. On se souvient des pianistes Shai Maestro, Omri Mor, Yonathan Avishai ou Nitai Hershkovits et de Daniel Dor, Mark Guiliana ou Roni Kaspi à la batterie pour ne citer qu’eux par exemple. Et cette alchimie entre lui et ces jeunes pousses les nourrit mutuellement. Est-ce là le secret du contrebassiste ? Ce soir, c’est Itay Simhovich au piano et Eviatar Slivnik à la batterie à qui on a affaire, deux jeunes prodiges de la scène internationale. Le concert débute par un classique Below de l’album “Shifting” Sands. Le ton est donné, reconnaissable entre tous. Le dernier disque “Brightlight” est joué (sorti en octobre dernier sur le label Naive) mais pas que, avec sa composition éponyme magistrale et une batterie formidable en particulier sur ce morceau fortement applaudi, finissant faussement le concert comme à son habitude. Le contrebassiste poursuit avec plusieurs rappels en majorité chantés, dont la chanson d’amour que lui murmurait sa mère Avre Tu Puerta Cerrada. “One by one” dit-il, tant les demandes du public sont multiples : nous aurons donc droit évidemment au célèbre Alfonsina y el Mar, ainsi qu’à une originale reprise de Summertime qui est sur le dernier disque. Le joli Morenika concluera cette première soirée épatante.


Vendredi 4 juillet, la soirée s’annonce encore très chaude ! Tant au niveau température qu’un niveau du registre musical choisi. Pas moins de 37 degrés dans l’après-midi baissant légèrement dans la soirée qui commence très fort avec le Trio Caribe de la violoncelliste Ana Carla Maza. Née dans le quartier de Bahia à La Havane, ce joli brin de fille rayonnante et solaire trace avec détermination une route originale et passionnante. J’avais fait sa connaissance en 2013 à Jazz à Porquerolles où elle était venue jouer à l’âge de 18 ans avec son père le pianiste Carlos Maza et le violoncelliste Vincent Segal. Une étoile était née ce soir-là. Revenue en duo l’année suivante avec Vincent Segal pour le plus grand bonheur des festivaliers, je l’avais écoutée une troisième fois en solo au Temple de Junas en 2016 à Jazz à Junas, ça ne me rajeunit pas ! Heureuse donc de la revoir cette fois dans une formation en trio avec ses talentueux compatriotes cubains également, Jay Kalo à la batterie et Mily Perez au piano. Après une intro toute en douceur mélancolique, ça démarre très fort et la température monte rapidement de quelques degrés avec cette artiste qui ne tient pas en place et tente de réveiller un public un peu assommé par la chaleur. Les compositions principalement du dernier disque “Caribe” (le quatrième) se succèdent sur un rythme infernal avec un changement de robe qui de blanche passe au rouge passion. Le feu prendra peu à peu le dernier quart d’heure du concert quand le public se décide enfin à se lever et danser sous les injonctions de la musicienne ! Le rythme est endiablé entre salsa, tango, samba ou bossa, le batteur terriblement efficace mais la pianiste un peu boudeuse et mal mise en valeur. Le son du violoncelle est souvent inaudible et les gesticulations de la musicienne un peu too much quand elle quitte son instrument, dommage…mais on ne peut que souligner son incroyable énergie ! Elle est rappelée et nous gratifiera d’un superbe et doux Con Amor y Poesia avant de laisser la place à un autre compatriote.


A 83 ans, le grand pianiste Chucho Valdes ne compte pas s’arrêter de sitôt. Un monument du jazz afro-cubain à lui tout seul qui cumule bientôt 60 ans de carrière. On lui doit d’être à l’origine de la fusion du jazz avec sa musique natale qu’il a contribué à exporter partout dans le monde. Un anniversaire célébré par la sortie d’un nouvel album chez Innerjazz, “Cuba & Beyond”, à la tête du Royal Quartet avec José Armando Gola (contrebasse et basse électrique), le batteur Horacio el Negro Hernández entendu avec bonheur également à Porquerolles en 2012 avec le guitariste Marc Ribot, je m’en souviens encore, et le percussionniste Roberto Junior Vizcaíno dit “Tato”, héritier de son illustre  conguero de père. Ces deux-là croisent le fer et affichent un plaisir non dissimulé à la battle qu’ils engagent régulièrement, immenses moments que le pianiste génère, tandis que contrebasse et basse électrique alternent férocement entre les mains du très doué José Armando Gola. Plus de quatre-vingt-dix minutes de thèmes plus ou moins connus dans ce rythme dansant si chaloupé. Malheureusement pour moi qui ne parle pas espagnol, je ne suis pas toutes les anecdotes du pianiste plein de malice mais reconnait malgré tout l’hommage à Chick Corea sur Armando’s Rhumba. Ainsi que le clin d’œil éblouissant de dextérité à la première sonate qu’il a interprétée en concert à l’âge de 9 ans, en fusionnant la Sonate en do majeur de Mozart avec le rythme du danzón dans Mozart a la Cubana ! Un tango ensorcelant qui prend des chemins de traverse puis un solo de conga incroyable de plusieurs minutes amènent à la fin de ce superbe concert avec évidemment un rappel sur une standing ovation bien méritée.


Samedi 5 juillet, une troisième soirée aux couleurs africaines avec en première partie le duo de la pianiste Eve Risser et de la chanteuse griotte Naïny Diabaté. Eve Risser est une des pianistes les plus intéressantes du moment, tête chercheuse insatiable dans le jazz expérimental et passionnée également par les musiques africaines en particulier du Mali où elle se rend très souvent ; tandis que Naïny Diabaté estl’une des chanteuses griottes maliennes les plus renommées. Leur rencontre musicale et féministe il y a plusieurs années, réunissant en Afrique de très nombreuses musiciennes au sein du Kaladjula band, ne pouvait donner lieu qu’à une explosion des possibles. Elles sont à elles deux, car il est difficile d’emmener tout le monde en France, l’avant-garde presque politique du bien vivre ensemble à travers leur projet nommé “Anw Be Yonbolo” qui signifie “on est ensemble” en langue bambara. C’est Eve Risser qui explique les différents moments du concert, en utilisant et sa voix et son piano parfois préparé, tandis que Naïny Diabaté nous enveloppe de ses mélopées hypnotiques. La pianiste compose, la chanteuse-griotte arrange en improvisant et à elles deux, elles nous livrent une conversation musicale engagée, réjouissante et parfaitement inclassable. C’est très beau et prenant et le public en redemandera à la fin, mais il faut préparer la scène pour le second concert. Elles joueront encore ensemble en after avec le créateur sonore Adrian Bourget en fin de soirée pour une expérience électro unique…


Arrive alors le quintet du bassiste et chanteur Richard Bona. Une sommité de la basse et de l’afro-pop, tout comme Marcus Miller tellement class écouté l’année passée. En tournée constante dans le monde entier, ayant collaboré avec tellement de musiciens célèbres que ce serait trop long de les énumérer, Wikipédia est là pour ça, ce musicien d’origine camerounaise à la nationalité américaine vivant à New York et parlant un français impeccable a découvert le jazz très tôt et la basse en écoutant un monstre de la basse en la personne de Jaco Pastorius auquel il rend hommage d’ailleurs au cours du concert. Il met le public très vite à l’aise, se livre à de bonnes blagues et pousse la chansonnette française et l’improvisation hilarante dans un constant échange avec l’auditoire, sa basse étant une prolongation toute naturelle de ses mains. Il y a du beau monde avec lui : Lucas Saint-Cricq au saxophone alto virevoltant, l’italien Ciro Manna à la guitare impeccable, le malgache Mickael Mita Joseph aux claviers qui nous offre quelques belles envolées et Nicolas Viccaro un peu caché derrière sa batterie implacable. Au bout d’une heure, il fait lever tout le monde pour danser, au grand dam de ceux qui souhaitent rester assis et qui bataillent pour avoir une vue sur la scène. Mais il fallait s’y attendre, ses concerts généreux font toujours bouger, grincheux s’abstenir ! J’en profite pour partir, un peu déçue toutefois et il fait encore tellement chaud.


Dimanche 6 juillet, dernière soirée qui voit descendre la température de quinze degrés au grand soulagement des bénévoles qui n’en pouvaient plus de tout faire dans cette chaleur éprouvante, des musiciens évidemment et du public moins nombreux ce soir pour une programmation plus exigeante, avec en première partie le trio de la délicieuse trompettiste Airelle Besson en trio avec Jonas Burgwinkel à la batterie et Yvan Robilliard au piano et Fender Rhodes remplaçant au pied levé Sebastian Sternal retenu par une urgence familiale, mais nous ne perdrons pas au change. Un trio qui se connait depuis plus de dix ans et a très vite travaillé ensemble, sans contrebasse en concrétisant leur premier disque nommé “Surprise!” en novembre dernier. Et c’est toujours un plaisir renouvelé quand on entend cette trompettiste surdouée, qui sait s’entourer de musiciens en adéquation avec son jeu toujours surprenant et varié, plein de douceur comme dans sa première composition The Sound of Your Voice tirée du disque “Try” ou encore le poétique Lulea’s Sunset du dernier disque. Elle adresse ses pensées pour Sebastian Sternal avec le morceau Prayer qu’il a composé. Mais sa rythmique peut aussi être intense comme dans une autre des compositions du batteur Go ou le morceau éponyme du disque. Le pianiste se livre à un superbe solo en apesanteur tout comme le batteur intense dans son jeu. Le public réclame un rappel évidemment qui sera le joli et connu Neige de l’album “Prélude”. Vous l’aurez compris, ce fut un bien beau moment joyeux et de haute volée !


Suit le Lady Quartet très attendu de la fameuse organiste aux pieds nus Rhoda Scott, 87 ans il y a quelques jours et toujours aussi épatante. Le quartet des origines en 2004 s’est étoffé avec d’autres musiciennes au cours des années (le Ladies All Stars écouté avec bonheur deux fois en 2023) et revient à quatre musiciennes avec trois chanteurs invités dans le projet “Ladies & Gentlemen”, histoire de montrer qu’elles ne sont pas misandres ! Aux côtés de l’organiste, il y a Sophie Alour au saxophone ténor, Lisa Cat-Berro au saxophone alto, Julie Saury à la batterie, auxquelles se joindront successivement les chanteurs Hugh Coltman, David Linx et Emmanuel Pi Djob avec sa guitare. Une intro accueillie avec ferveur sur MD Blues à laquelle fait suite un enlevé Tricky Lady sur les gentils mots de Rhoda Scott tout en sourires. Elle invite alors le crowner Hugh Coltman qui nous interprète Stardust puis One Night of Sin et bien sûr, je fonds ce soir non pas de chaleur mais de bonheur, car j’adore les chanteurs de jazz ! Tout le monde chaloupe et bat la mesure ! Les musiciennes qui accompagnent Rhoda Scott sont tout simplement merveilleuses dans un équilibre parfait. Julie Saury apporte sa composition Tyty avant de voir apparaître celui qui me donne toujours la chair de poule en l’écoutant, j’ai nommé David Linx, le grand David Linx, tant par la taille que le talent et qui nous chante deux morceaux dont le superbe Childhood, encore plus beau dans cette version que dans celle que je connaissais, magnifiquement accompagné par les volutes de l’alto de Lisa Cat-Berro puis du ténor de Sophie Alour. Emmanuel Pi Djob avec sa guitare rentre alors en scène et c’est un tout autre registre, très blues et fort séduisant, qui prend aux tripes avec son A Lady Call Mother qui emporte le public bien chauffé quand il interprète Lady de Fela Kuti et fait lever le public. Quelle ambiance les amis !!! Et ça continue avec le tempo enlevé de Dreamers de Sophie Alour appuyé par la batterie énergique de Julie Saury. Les trois chanteurs reviennent alors sur scène pour une explosion finale et générale. Tout le monde danse et quand ça se termine sur un Happy Days, on continue de danser sur le chemin et moi de chanter à tue-tête Childhood sur le chemin du retour toutes fenêtres ouvertes !  Bravo Charlie Free pour cette programmation exceptionnelle et ces jours heureux ! Et merci pour l’accueil de toute l’équipe. A l’année prochaine !


Florence Ducommun, texte et photos

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Jazz actu·ELLES saison #2
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