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Cappozzo / Petit / Fréboeuf à Juillaguet

Jean-Luc Cappozzo (tp, fghn, fl harmonique), Jean-Luc Petit (ts, cbcl, sopranino) / Didier Fréboeuf (p, o).
Juillaguet (Charente), 3 novembre 2023.

Tout a commencé par un duo serein, tenant au jazz comme à son modèle un portrait photographique qui s’est au trois-quarts effacé. On y reconnaît avec émotion les traits de celui qu’on a connu quand un étranger n’y discerne plus que brume. Le grain du support, un poudroiement pigmenté. Une mélodie errante à la trompette, ombrée d’un contre-chant tâtonnant du ténor. On est cueilli par le sentiment poignant que quelque chose du jazz se présente là dans sa lente disparition, mais que cet effacement est sa présence-même. Ce soir-là. Serein parce qu’aucune véritable nostalgie ne s’en mêle, parce qu’on se sent au contraire appelé à prendre ce moment comme une chance encore de se laisser envahir par sa splendeur évanescente. La complétude de ce duo est telle que l’entrée d’une troisième voix semble impossible. Pourtant, après avoir laissé longuement le champ libre à cette méditation à deux, c’est une lame tirée d’un orgue mutant, scintillante, des plus effilées, qui s’insère avec grâce et délicatesse. Comme un rai de lumière qui fait pénétrer sans violence le monde extérieur dans cette chambre intime. Ce ne sont là que six ou sept minutes, les premières, d’un concert qui de bout en bout, a tenu en haleine.

Après l’injection de quelques giclées « futuristes », puis quelques coups de griffe mesurés sur le cordier du piano, un nouveau duo s’engage par des divagations en accords sur les harmonies dessinées au ténor. À son tour, c’est comme un rasoir qui glisse, émis de la trompette bouchée. Au-dehors, depuis des jours, il fait du vent, des grains s’abattent. Rien ne pénètre de ces bourrasques dans le studio, mais la musique semble s’être mise au diapason météorologique. Certes pas pour imiter cette agitation, plutôt pour, calmement, lui faire pièce. La sonorité plus brumeuse du bugle, qui subrepticement a remplacé la trompette, n’y est pas pour rien. Sa voix s’élève, laissée seule. Sans que jamais l’on puisse anticiper son lacis au dessin pourtant net, la mélodie déroule une logique impeccable dont on peut suivre pas à pas le progrès, aidés en cela par la main gauche de Cappozzo qui, tenant son bugle comme un clairon de la droite, dessine en l’air les courbes de son discours. Elle plonge, remonte, souligne les insistances de notes répétées, accompagne les digressions, les incises, ouvre des parenthèses, indique d’un index impératif, bref expose sa rhétorique. La pensée s’incarne dans le geste1, dans le temps même où elle prend forme sonnante. Plus tard, qu’une pause survienne, un silence subit, Petit ranime le feu d’un simple souffle et Cappozzo en profite pour vidanger ses coulisses : la fusion de ces deux gestes, musical et pratique, en un seul son illustre à la perfection l’unité qui régnait ce soir-là. Un ensemble se réunit étirant à l’unisson de longues notes, le ténor remplacé par la clarinette contrebasse pour achever en murmure cette longue improvisation.


Deux autres suivent, et un rappel encore, au cours desquelles solos, duos, trios s’entretissent sans solution de continuité. C’est la musique qui mène la danse. Elle traverse de ce fait bien des paysages, toujours sans heurt. L’entente entre les trois musiciens est telle que la surprise prend l’aspect d’une floraison printanière – avec rappel des oiseaux : un duo de sopranino et de flûte harmonique (sans trous) – : toujours émerveillement, surprise sans surprise, événement sans rupture. Il y a ce moment plus dense où, du piano, tombe staccato une averse primesautière de notes piquées pour prendre part à une invraisemblable superposition de trois solos qui, miracle, forment ensemble un trio. Si Petit et Fréboeuf se fréquentent depuis des lustres, que Cappozzo et Petit se sont croisés ici ou là, guère en petit comité2, ces trois-là n’avaient jamais joué ensemble. Leur entente, la plasticité dont ils ont fait preuve réalisaient ce que peut l’intelligence musicienne saisie dans l’énergie du vif instant. Ce que démontra la fin abrupte de cette deuxième pièce qui coupa le souffle à tous et à eux-mêmes.

Le jazz reparaît, toujours en profil perdu et dans un clair obscur qui en appelle aux imaginaires en éveil. C’est une nappe phréatique jamais à sec, dont le niveau fluctue mais qui, nourricière, abonde un fonds commun dans lequel puiser à loisir. Dans une troisième improvisation, on pouvait entendre sur les pas de géant obliques venus du piano les progressions harmoniques de vrais ou faux standards, allez savoir, tandis que ruminait la clarinette contrebasse. Dans une musique qui se joue à l’oreille, la distinction du vrai et du faux n’est pas une affaire de correction mais de justesse. Tout était juste. Ce sentiment partagé de part et d’autre de la rampe, se présentait le terminus. Pourtant on en redemandait. En silence. A-t-on jamais assisté à cela : un rappel en silence ?

Jean-Luc Petit remboucha son ténor, d’où il maugréa de magnifiques tirades pétries d’un compact bloc de glaise (un haut degré d’assimilation d’evanparkérismes parvenus au stade classique) pour un duo avec le piano enchanté de Didier Fréboeuf, et Jean-Luc Cappozzo se munit d’un sifflet pour papillonner à la façon d’un machaon planeur. Et, si l’on peut dire, rien ne finit vraiment, comme en témoignent, si elles le peuvent, ces quelques lignes du surlendemain. Rien n’avait été enregistré. Rien de tout cela ne se reproduira plus. Se poursuivra peut-être, on ne peut que l’espérer. L’essentiel était que cela ait pu être, il fallait au moins le dire.

Philippe Alen, texte
Claude Mesnard, photos

1 Une pensée incarnée à l’usage du musicien, pas un commentaire illustratif a posteriori dirigé vers un public, à la différence de l’exercice jadis pratiqué par Panassié sur le fameux Body and Soul de Coleman Hawkins.

2Dans le Grand Fou Band de Jean-Marc Foussat (Le Petit Label), en trio avec Sylvain Guérineau, et bientôt se retrouveront en grand orchestre également dans un projet de Benjamin Duboc.

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