L’impromptu – Bordeaux, Samedi 29 juin 2024
L’Impromptu est une salle bordelaise où une quarantaine de personnes peut découvrir des artistes en graine, mais aussi comme ce soir, des musiciens à l’expérience davantage fleurie.
Ce samedi 29 juin 2024, il s’agit d’un duo de jazzmen, Frank Carlberg au piano et Alex Golino au saxophone alto, dont la dernière association remonte à 1998. Le concert de ce soir est donc une rareté et dans la salle, où l’on peut apercevoir quelques oreilles pointues, il règne une fièvre discrète mais perceptible.
F. Carlberg, originaire de Finlande, a établi sa carrière de pianiste et de compositeur, dans le Massachusetts, à Boston, où, après voir étudié au fameux Berklee College, il enseigne aujourd’hui au New England Conservatory. C’est à Bordeaux qu’il a construit sa renommée française, en y jouant chaque fois que possible : au Festival Sigma (1994), pour Musique Ouverte (1995, 1998), et au Bordeaux Jazz Festival (2006) ; plus récemment à Paris, à Angoulême et, enfin, ici même, en novembre 2023 pour un hommage à Monk, en solo.
Ce soir, ce sont les retrouvailles bordelaises avec Alex Golino. Tous deux se sont rencontrés à Boston, à la Berklee school pour suivre ensuite des chemins séparés. Alex Golino, grec, italien et bordelais d’adoption, est une figure régionale du jazz, à la renommée discrète mais solide.
Après une chaleureuse prise de parole pour présenter le caractère précieux de ce moment, Golino annonce le premier morceau. Annonce dépouillée, neutre mais qui contient en sous-texte la promesse d’une friandise à partager. Ce sera Solar de Miles Davis, point de départ de la performance de ce soir où le bebop sera joué dans sa permanence mais avec une grande fraîcheur.
Est-ce parce que Golino est passé récemment du ténor à l’alto que le be-bop se joue ce soir comme une première fois ? Comme si depuis 70 ans son essence avait pu nous parvenir intacte, sans obliquité, sans travers, comme si un apprenti devenu maître continuait, en la reprenant à son compte le discours des maîtres. Langage convenu certes, mais langage parfait.
C’est pour cela que le programme de ce concert tournera autour de Duke Ellington/Billy Strayhorn (Isfahan, Johnny come lately…), de Charlie Parker (My little suede shoes) avec un petit détour vers Monk auquel se grefferont Subconscious-Lee (Lee Konitz) et Background music (Wayne Marsh). Un choix musical qui montre ici des accointances envers l’école de Lennie Tristano et qui met en évidence par les unissons périlleux qu’exigent ces thèmes une complicité jamais perdue, immédiatement retrouvée : précision, fusion des timbres, alchimie des couleurs.
A l’alto, pour sa troisième sortie publique seulement, Golino fait preuve d’une sobriété de grande classe : un discours droit, avec la volonté manifeste de ne pas céder aux enjolivements faciles auxquels se prête l’instrument, une sonorité naturelle, dénuée du tranchant parkérien, mais non plus fêlée ni vaporeuse comme certains tenants de la west-coast.
C’est donc un set orthodoxe auquel nous avons droit, d’une orthodoxie pleine, sans second degré, produit par une élégance spontanée. Un moment de culte, où fraîcheur n’est pas naïveté. Car le duo a pleine conscience de ce qu’il fait, et de ses effets. S’il emprunte ce soir des sillons mille fois tracés, c’est avec le choix de l’expert, le clin d’œil du complice et la joie du novice. Il n’y a ici rien à prouver, rien à démontrer, la prouesse serait contre-productive, l’exploit serait funeste au plaisir et au charme que cette musique déploie et transmet.
« Jouer avec Frank est un tel plaisir. Parfois, j’aurais aimé juste m’assoir et l’écouter » confiait Alex Golino. Nous, nous avons cette faveur… et nous pouvons écouter Golino en prime. Merci pour ce présent.
« L’essentiel, c’est de savoir pourquoi on fait de la musique », a dit Carlberg1. You know… They know.
Laurent Boyer, Texte
Bernard Andruccioli, Photos
1 – https://www.chronicart.com/digital/frank-carlberg-eclair-sur-eclair